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Crise de l’eau : le laboratoire australien (1)

La crise de l’eau qui affecte chaque année plus gravement l’Australie, sans équivalent dans aucun autre pays développé, trouve ses fondements dans l’irrigation et la déforestation qui ont provoqué une dramatique salinisation des terres arables de ce continent aux deux tiers désertique. Faute de remettre en cause un modèle de développement catastrophique, l’Australie se mue en laboratoire d’une gestion de la ressource qui fait appel à des projets colossaux de désalinisation, de construction de pipelines et de réutilisation des eaux usées. Une fuite en avant technologique à haut risque.

par Marc Laimé, 12 juin 2007

L’été 2007 pourrait être marqué par des sécheresses dramatiques affectant deux grands pays développés.

Le quotidien britannique The Independant publiait en Une le 11 juin 2007 une enquête alarmante sur la sécheresse qui affecte déjà les Etats-Unis, et qui serait la pire qu’ait connu le pays depuis la Grande dépression des années 30 : « La sècheresse des années 30 a duré moins d’une décennie : celle-ci pourrait durer 100 ans », indique M. Richard Seager, climatologue à l’Université de Columbia.

« L’humanité sera confrontée à l’avenir à des sécheresses plus fréquentes, plus longues et plus sévères. Or, les populations et les autorités concernées n’y sont pas préparées, ou très mal, à tel point qu’elles connaissent déjà de grandes difficultés à faire face aux pénuries actuelles. Une meilleure anticipation et une gestion plus rationnelle des ressources en eau permettraient pourtant d’en limiter les impacts », affirmaient en écho les participants au Premier forum international sur la sécheresse, qui se tenait du 18 au 20 juin 2007 à Séville, en Espagne.

Par ailleurs l’agence Chine nouvelle rapportera le 22 juin 2007 que la sécheresse qui frappe de vastes régions de Chine a entraîné des pénuries d’eau affectant plus de huit millions de personnes et que de nombreux animaux d’élevage sont morts de faim.

Les régions du nord, notamment la Mongolie Intérieure et les provinces de Liaoning et de Jilin, figuraient parmi les plus touchées. Dans le Liaoning, région du nord-est productrice de maïs, près de 90 retenues d’eau étaient à sec et quelque 25 000 puits n’étaient plus en mesure de fournir des quantités d’eau suffisantes.

Les médias chinois rapportaient la semaine précédente que le Liaoning connaissait une sécheresse sans précédent depuis trente ans en raison de températures élevées combinées à une faible pluviosité et que 1,4 million d’hectares de cultures de maïs en avaient pâti.

La sécheresse a aussi réduit l’approvisionnement en eau de 870 000 personnes et d’environ 1,5 million de têtes de bétail en Mongolie Intérieure, ajoutait Chine Nouvelle. Dans les zones les plus affectées de cette région, du bétail a péri faute d’herbe à brouter.

En revanche, la Chine méridionale était affectée par des inondations qui ont fait au moins 76 morts et détruit des maisons ainsi que des centaines de milliers d’hectares de rizières.

L’Australie pour sa part affronte une situation sans précédent.

Huit générations d’immigrants européens y ont radicalement modifié l’équilibre d’un écosystème continental fragile. La faune et la flore indigènes ont quasiment disparu, remplacées par des espèces européennes, et plus récemment asiatiques. L’Australie incarne ainsi, jusqu’à la caricature, les dérives générées par un modèle agricole productiviste et une consommation domestique excessive.

Ignorant les méthodes et les produits des chasseurs-cueilleurs autochtones, l’agriculture intensive importée d’Europe à partir du XIXe siècle a violemment été imposée à l’un des pays les plus arides du globe.

L’Australie n’est devenue l’un des premiers producteurs mondiaux de blé, de laine et de viande qu’au prix d’une déforestation parmi les plus spectaculaires qu’ait connu la terre. Un phénomène qui perdure aujourd’hui, avec près de 530 000 hectares de bois qui disparaissent chaque année. Pour un arbre planté dans le cadre d’un plan national mis en place il y a une dizaine d’années, cent mille sont abattus par des exploitants privés.

Des millions de tonnes de sel

Conséquence dramatique, le sel remonte à la surface des sols, et met en danger la survie de l’agriculture australienne. Le chlorure de sodium menace plus d’un tiers des terres arables.

Car siècle après siècle, les vents venus des océans qui l’entourent ont déposé des millions de tonnes de sel, qui se sont accumulées dans les plis du plat relief, contrairement à ce qui se passe dans d’autres régions du globe, où les pentes du relief et le système pluvial drainent le sel vers la mer, n’en conservant au passage que la faible quantité indispensable aux organismes vivants.

L’Australie est en effet demeurée à l’écart des violents bouleversements tectoniques qui ont remodelé les autres continents. Les derniers volcans s’y sont éteints il y a 40 000 ans. Depuis des millions d’années le continent s’érode et son système pluvial s’est appauvri. Mais les vents océaniques ne sont pas seuls responsables de la salinité des sols australiens.

D’immenses mers intérieures, encore présentes il y a 200 000 ans, se sont asséchées, laissant place à des couches sédimentaires saturées de chlorure de sodium. Les deux tiers du territoire sont des déserts, parmi les plus secs au monde. Le tiers restant, le Sud et le Sud-Est du pays, est seul propice à la faune et à la flore spécialisée qu’elle nourrit.

Une végétation buissonnante et de grands eucalyptus avaient trouvé là une niche écologique. En abattant ces pompes naturelles qui absorbaient l’eau de pluie, les exploitants agricoles ont rompu l’équilibre. Inexorablement, les nappes phréatiques, gonflées par les pluies que rien ne retient plus, lessivent le sel accumulé dans le sol.

Les fleuves détournés pour irriguer les cultures dans les déserts alimentent également les nappes souterraines. Et l’eau chargée de sel retourne aux fleuves, dont la salinité augmente.

Le phénomène est irréversible, et la sagesse voudrait que l’on abandonne purement et simplement la culture des terres gagnées par le sel. Le bon sens commanderait de même de replanter des arbres là où ils ont été coupés. Un vœu pieux, car les arbres ne repoussent pas dans le sol saturé de sel. Les terres déboisées seront donc à jamais impropres aux cultures.

Les origines de la crise remontent donc au XIXe siècle quand les immigrants européens se mirent en quête de grands fleuves inexistants.

Aussi des milliers de puits, des centaines de barrages et des milliers de kilomètres de canalisations furent-ils construits pour extraire l’eau du sous-sol, canaliser celle des rivières et l’acheminer à travers tout le pays.

Des décennies durant les forages qui plongeaient dans les nappes phréatiques demeurèrent donc ouverts, déversant à flots une eau de pluie tombée il y a deux millions d’années. On estime ainsi que seuls 2 % de l’eau remontée à la surface du Great Artesian Basin, immense lac souterrain situé à l’est du pays, ont été utilisés, le reste a été perdu…

Le continent le plus sec

Plus grande île et plus petit continent du monde, l’Australie est donc devenue le continent le plus sec. Si elle représente près de 5 % de la surface mondiale de terres émergées sa pluviométrie annuelle n’excède pas les 450 millimètres. Elle est de plus extrêmement variable car les déserts représentent 70 % de la superficie du pays.

Conséquence de cette configuration territoriale, 90 % des 20 millions d’Australiens sont concentrés sur la côte sud-est, à la pluviométrie plus prévisible. Une pluviométrie qui n’a cessé de décroître depuis le milieu des années 90. Entraînant la proclamation officielle d’états de sécheresse dans la plupart des zones urbaines et agricoles, accompagnés de restrictions de la consommation d’eau.

Dès le début des années 90, mille kilomètres de rivière avaient déjà tourné au marécage. Partiellement asséchées par les stations de pompage, suffoquées par les déchets des villes, elles se sont recouvertes d’algues toxiques qui empoisonnent le bétail et les animaux sauvages.

Déjà les scientifiques étaient unanimes pour prédire que le pire était à venir. L’augmentation des températures, couplée à une baisse des précipitations, ferait de l’Australie un continent de plus en plus désertique.

A l’orée des années 2000, quand les gouvernements des différents Etats australiens commencent à se montrer plus soucieux de protéger les réserves d’eau, les habitants n’en ont cure et n’en réfrènent pas pour autant leur consommation, qui a déjà augmenté de 12 % entre 1997 et 2000.

Avec une consommation d’eau 30 % supérieure à la moyenne des pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les ménages australiens ne font pas figure d’exemple. Une situation qui s’explique en partie par le fait que la majorité des Australiens vivent dans des maisons, et non des appartements, et que beaucoup d’entre elles sont équipées d’une piscine »,

Mais ce ne sont ni les hommes ni l’industrie qui utilisent le plus d’eau. L’agriculture en absorbe plus des deux-tiers chaque année, alors qu’elle ne représente que 3 % du PIB australien.

La plupart des cultures, trop dépendantes de l’irrigation, ne sont pas adaptées à leur environnement, comme celle du riz qui a besoin de centaines de milliers de litres d’eau pour chaque champ.

Ainsi, selon le Bureau australien des statistiques, le coton et le riz sont les cultures les plus consommatrices d’eau avec respectivement 14,1 et 6,5 mégalitres d’eau par hectare, pour une moyenne nationale de 4,4 ML/ha.

Pour répondre aux besoins en eau des agriculteurs et des industriels, les pouvoirs publics ont développé l’irrigation. Le pâturage représentait à ce titre, au début des années 2000, 30% du volume d’eau d’irrigation du pays. Mais ces systèmes d’irrigation sont clairement obsolètes et gaspillent de grandes quantités d’eau.

Le gouvernement prévoyait dès cette époque d’investir près de 4 milliards de dollars australiens, soit 2,5 milliards d’euros, pour lutter contre la salinité.

Notamment en recherchant de cultures capables d’absorber l’intégralité de l’eau de pluie, et en étudiant les meilleurs types de plantations, adaptées au terrain, et cultivées en alternance sur un an.

Avec en perspective le départ des petits exploitants de leurs terres avant qu’il ne soit trop tard, pour laisser la place aux gros exploitants, réputés seuls capables d’investir à long terme, sans escompter de profit immédiat. Car seule une gestion « scientifique » des pratiques culturales semblait à même, pour les autorités, d’inverser la marée montante du sel dans toute l’Australie.

Mais pas question de se passer des cultures irriguées, pourvoyeuses de nourriture. Bien qu’elles soient la cause première de la remontée du sel, en raison des énormes quantités d’eau saumâtre et polluée qu’elles rejettent dans le système fluvial, elles sont mises en œuvre par des agriculteurs familiers des méthodes des ingénieurs, qu’ils sont d’ailleurs plus ou moins eux-mêmes.

Ils apparaissaient donc, pour les autorités australiennes, mieux à même d’accepter des règles très contraignantes, que les agriculteurs des grands espaces non irrigués (« drylands ») ne sauraient adopter faute de moyens et surtout de compétences.

M. John Williams, co-responsable du plan national australien de lutte contre la salinisation, considérait ainsi en 2001 qu’il serait préférable de « supprimer la majorité des prairies destinées au bétail et cesser toute exploitation forestière », autre cause majeure du fléau, et de son inquiétante accélération.

Le spectre de la grande sécheresse

Les Verts australiens réclamaient pour leur part l’abandon rapide de ces pratiques industrielles, et préconisaient d’y substituer des méthodes artisanales, davantage respectueuses de l’environnement.

Autant de divergences ne facilitant pas la prise de décision au niveau fédéral.

Aussi les autorités avaient-elles beaucoup misé à cette époque sur une campagne de mesures aériennes par ondes électromagnétiques, qui devait permettre de connaître la répartition et l’évolution des zones qui connaissent des problèmes de salinité excessive.

L’avion Ultra-Sound of the Earth devait ainsi survoler tous les Etats australiens, notamment l’Australie occidentale et le bassin de la Murray-Darling pour repérer les aires d’accumulation de sel, et les conduits qui le drainent vers les rivières. Les données collectées permettant l’établissement d’une carte tridimensionnelle de la salinité, sur laquelle les gouvernements locaux étaient censés s’appuyer afin de proposer les mesures les plus efficaces pour résoudre le problème.

Reste que dès 2003 le spectre de la grande sécheresse hante l’Australie.

L’année suivante les restrictions en vigueur dans toutes les grandes villes, dont Sydney, peuvent entraîner une amende de 220 dollars pour qui arrose indûment son jardin… Des patrouilles sont mises en place qui surveillent un arrosage devenu, selon le jour et l’heure, illégal.

A Canberra, pour protéger les réservoirs, on abat plus de 800 kangourous qui avaient abandonné une campagne brûlée par la sécheresse pour s’installer près des sources d’eau. Certains d’entre eux avaient été rendus si agressifs par la faim qu’ils avaient attaqué une femme et tué un chien, en juillet 2004, en pleine ville.

Seul le territoire tropical du Nord pouvait continuer à remplir ses piscines, laver ses voitures et arroser ses jardins jusqu’à plus soif. Les orages y sont violents et la couche nuageuse si épaisse que les scientifiques du monde entier viennent l’observer. Malgré cela, seule 1 % de la population australienne y réside. L’immense majorité s’agglutine au Sud, dans les grandes villes côtières qui, à trop grandir, épuisent leurs dernières ressources.

Dans le courant de l’été 2004 les autorités édictent donc de nouvelles mesures de rationnement. A dater du 1er juillet 2004, dans le New South Wales, toute nouvelle maison doit être conçue et construite grâce à des techniques de recyclage qui envoient l’eau du bain dans les toilettes, et celle de la vaisselle dans le jardin, pour consommer 40% d’eau en moins. Le gouvernement offre aussi des subventions à ceux qui équipent leurs maisons de citernes pour capter l’eau de pluie. Mais ces mesures pèsent peu au regard du désastre annoncé.

Ainsi, en 2005, l’étiage du plus grand réservoir de stockage d’eau de Sydney, le barrage de Warragamba, s’établit en dessous de 40 % de sa capacité pour la première fois depuis sa construction.

À suivre

Crise de l’eau, le laboratoire australien (2)

L’Australie a adopté en juin 2004 une « Initiative nationale pour l’eau », dotée d’un fonds d’investissement de 1,25 milliards d’euros. Elle visait à redéfinir le système national de gestion de l’eau et à favoriser les investissements dans les infrastructures et les technologies nouvelles, ce qui a ouvert la voie aux grandes entreprises privées du secteur, dont les françaises Veolia et Suez, qui ne cessent depuis lors d’y emporter des marchés considérables, et d’y développer de nouvelles modalités de gestion de la ressource.

Marc Laimé

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