Il n’a pas tort, Frédéric Lefebvre. Le député des Hauts-de-Seine, porte-parole de l’UMP et lobbyiste patenté, estime que Nicolas Sarkozy est « en train de sauver l’audiovisuel public » en supprimant tout ou partie de ses revenus publicitaires pour les compenser par des taxes (1). Motif : les chaînes de France Télévisions, comme toutes les grandes télévisions hertziennes nationales, ne peuvent qu’assister à la chute de leur audience, et donc à l’érosion de leurs recettes publicitaires, sous l’effet de l’équipement grandissant des Français en télévision numérique terrestre. Ce qu’il oublie de dire, c’est que ce qui vaut pour France Télévisions vaut aussi, et plus encore, pour les grandes chaînes privées historiques, TF1 en tête. Pour la majorité, il y a donc urgence à trouver des solutions de financement pérennes pour aider le groupe audiovisuel détenu par Martin Bouygues à faire face à un effritement accéléré de son audience. Une érosion qui s’est traduite, pour la première fois au premier trimestre 2008, par un déclin des ressources publicitaires de la Une (-3,7%). TF1 rassemble aujourd’hui un téléspectateur sur quatre alors qu’elle en fédérait un sur trois en 2000.
Un pacte tacite entre TF1 et l’Elysée
Il faut donc sauver la maison TF1, dont les cours de Bourse sont depuis quelques mois très chahutés. C’est ce que stipule une sorte de pacte tacite passé entre l’Elysée et le groupe Bouygues, dont Laurent Solly, ancien directeur adjoint de la campagne du candidat Sarkozy, est le garant à la direction générale de TF1. Depuis le livre de Pierre Péan et Christophe Nick, TF1 Un Pouvoir (2), nul n’ignore les accointances de la chaîne avec la droite, qu’elle soit au pouvoir ou dans l’opposition. Aujourd’hui encore, le calage des sujets du journal télévisé en fonction de l’agenda médiatique du président de la République occupe une bonne place dans le dispositif de conditionnement politique du téléspectateur. Mais depuis l’élection du candidat Sarkozy, applaudie au Fouquet’s le soir de sa victoire par Martin Bouygues, le temps du retour sur investissement a sonné. C’est paradoxalement la réforme de l’audiovisuel public qui va servir d’intermédiaire à ce plan de sauvegarde des recettes de TF1.
On savait que la suppression de la publicité sur la télévision publique avait été en grande partie inspirée par Alain Minc, conseiller de Vincent Bolloré. Mais ce que l’on sait moins, c’est que rien n’aurait pu se faire sans l’assentiment de Martin Bouygues et des dirigeants de TF1. Ainsi que l’ont révélé en mars dernier Les Echos (3), la Une avait en effet rédigé à la fin 2007 un « livre blanc » qui avait été porté à la connaissance de l’Elysée quelques semaines avant l’annonce présidentielle. Dans ce texte, « financer le service public exclusivement par des fonds publics » arrive en quatrième position parmi les « huit propositions » de TF1. On comprend mieux aujourd’hui pourquoi.
TF1 sait en effet qu’elle est en mesure de récupérer la majeure partie de cette manne publique, dans la mesure où elle détient plus de la moitié du marché publicitaire des chaînes hertziennes. Seul problème, elle ne peut pas placer actuellement beaucoup de spots de publicité à ses heures de grande écoute parce qu’elle atteint la limite autorisée de 12 minutes par heure d’antenne et que ses écrans sont à saturation. Toute l’astuce va donc consister, sous couvert d’appliquer une directive européenne sur les Services de médias audiovisuels (ex-Télévisions sans frontière), à élargir les capacités d’accueil des espaces publicitaires de TF1.
La seconde coupure publicitaire
C’est bien ainsi qu’il faut comprendre la perspective d’une seconde coupure publicitaire dans les films et les fictions longues des chaînes privées, laquelle devrait être à l’ordre du jour d’un projet de loi sur l’audiovisuel qui sera débattu cet automne. Jean-François Copé, le président du groupe UMP à l’Assemblée nationale, qui préside une commission sur la « nouvelle télévision publique » s’est empressé le 31 mai de se déclarer favorable à cette vieille revendication des groupes privés alors même qu’il a la plus grande peine à faire avancer ses travaux sur le financement du service public après le refus obstiné du chef de l’Etat d’accepter toute augmentation, même minime, de la redevance (six députés du Parti socialiste doivent annoncer cette semaine leur démission de la commission pour protester contre cette décision). Jean-François Copé a aussitôt été rejoint par Christine Albanel, la ministre de la culture et de la communication, qui avait déjà pris fait et cause pour les propositions de Nonce Paolini, directeur général de TF1. Dans une interview au Monde, le 1er décembre 2007, ce patron appelait à réviser le dispositif anticoncentration, le cahier des charges publicitaire et le droit d’exploitation des œuvres en faveur des diffuseurs privés. Christine Albanel s’était immédiatement faite l’écho de ce programme qui devrait notamment permettre à TF1 et M6 de faire sauter le verrou législatif qui limite à 49% la part détenue dans le capital d’une chaîne hertzienne qui totalise plus de 2,5% de l’audience.
Au total, selon les chiffres fournis par les agences d’achat d’espace publicitaire Aegis et ZenithOptimedia (Publicis), ce sont 300 à 550 millions d’euros qui sont susceptibles de tomber entre les mains des chaînes privées à la suite des modifications législatives ayant pour but d’assouplir leurs contraintes publicitaires. TF1 devrait recueillir 200 à 360 millions d’euros, suivant qu’une nouvelle coupure publicitaire dans les œuvres lui sera ou non accordée. Mieux, comme la réforme de l’audiovisuel public a de bonnes chances de se faire progressivement après septembre 2009, et en supprimant la publicité seulement après 20 heures jusqu’à la fin 2011, les experts estiment que la télévision privée sera mécaniquement le bénéficiaire obligé de la manne venue du public (et non Internet ou les autres médias).
Le remembrement de l’audiovisuel privé
A l’heure ou la question d’un démantèlement de l’audiovisuel public est posée – notamment en cas d’abandon de toute prétention à une télévision populaire pouvant inquiéter l’audience des chaînes privées –, la seule certitude proclamée bien haut par le pouvoir est donc le droit à un remembrement de TF1 ou de M6. « Il n’est pas question de nuire aux chaînes privées », répète à l’envi Jean-François Copé aux membres de sa commission. La taxe envisagée sur les recettes supplémentaires dont bénéficieront ces deux chaînes par effet d’aubaine est d’ailleurs de portée toute limitée puisqu’il ne s’agirait, selon un des scénarios de la commission Copé, que d’abonder avec cet argent le budget de l’Institut national de l’audiovisuel, actuellement de 82 millions d’euros.
Comment s’étonner d’un tel tour de passe-passe ? Le gouvernement a déjà montré les avantages qu’il était prêt à consentir au groupe-ami Bouygues en lui concédant en janvier l’exploitation de trois prisons à Nantes, Lille et Réau et en lui versant pour ce faire un loyer de 48 millions d’euros par an pendant vingt-sept ans (4). Parallèlement, Bouygues Telecom peut regarder avec satisfaction s’éloigner la perspective d’une quatrième licence de téléphonie mobile allant à un nouvel opérateur concurrent : le gouvernement s’oriente vers un découpage par lots confiés à plusieurs acteurs nécessairement moins menaçants (5)...
Beaucoup se demandaient, pendant la campagne électorale de 2007, quel serait le prix à payer pour l’allégeance du groupe Bouygues et de ses chaînes TF1 et LCI en faveur du candidat Nicolas Sarkozy. Ils ont aujourd’hui la réponse.