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Les théories racialistes gagnent la télévision française

Quand la représentation de la diversité sur les écrans de télévision se mesure en termes de « personnes vues comme non blanches », ne peut-on pas parler d’un retour explosif de la question raciale en France au nom d’une certaine bonne conscience télévisuelle ? Dans un rapport dévoilé le 12 novembre, le Conseil supérieur de l’audiovisuel n’hésite pas à évacuer toute forme de diversité sociale pour se concentrer sur des notions impropres de couleur de peau. Une approche qui coïncide, comme par hasard, avec la volonté du parti au pouvoir d’accaparer la thématique de la discrimination positive.

par Marie Bénilde, 17 novembre 2008

Selon Charles Ogletree, conseiller pour les questions raciales de Barack Obama, le président élu des Etats-Unis « aspire à une société dans laquelle le facteur racial a moins d’importance. Où il n’apparaît pas comme un handicap ou comme un élément automatique de promotion sociale (1) ». En matière de télévision, la France semble s’engager dans une voie très éloignée de cette vision post-raciale, si l’on en juge par le rapport présenté le 12 novembre par le Conseil supérieur de l’audiovisuel. Un rapport où la notion de « vu comme non blanc » fait son entrée dans la terminologie en vigueur pour mesurer le degré de diversité du petit écran.

Mais peut-on juger de l’état de représentativité de la télévision française en important d’outre-Atlantique une approche racialiste inhérente à l’affirmative action ? Il y a tout lieu d’en douter, tant les instruments de mesure de la diversité diffèrent chez nous de ceux qui caractérisent la société américaine. C’est pourtant ce à quoi nous invite le président du CSA, Michel Boyon, ancien directeur de cabinet de Jean-Pierre Raffarin, en jugeant « intolérables » et « inacceptables » les chiffres qui lui ont été remis à partir de l’observation de 42 500 personnes s’exprimant à l’antenne du 11 au 17 février 2008 sur les quinze chaînes gratuites de la télévision numérique.

2% d’ouvriers à la télé

Cette étude, menée sous la direction scientifique du sociologue Eric Macé, professeur à l’université de Bordeaux, fait ressortir la sous-représentation à l’écran de nombreuses catégories socioprofessionnelles par rapport à la place qu’elles occupent dans la société française. Ainsi, les ouvriers ne figurent que pour 2% en termes de présence à la télévision alors que leur part dans la population s’établit à 23%. De même, les employés ne comptent que pour 16%, alors qu’ils sont presque deux fois plus nombreux (30%) en France. A l’inverse, les cadres ont beau être minoritaires dans la société (15%), ils occupent un poids très important (61%) dans la représentation à l’écran.

De telles distorsions chiffrées eussent sans doute justifié, à elles seules, un cri d’alarme sur l’absence de diversité sociale des individus intervenant à la télévision. Mais ce n’est pas ce qui retient l’attention – et suscite l’indignation – du Conseil supérieur de l’audiovisuel. Quelques jours après l’élection du président des Etats-Unis, c’est le facteur racial, à l’américaine, qui va mobiliser le sentiment d’affliction des membres de l’instance de régulation. Constatant que la part des « personnes vues comme non blanches » n’excède pas 14% sur les écrans de télévision aux heures de forte écoute (17 h-24 h et journaux télévisés du week-end), le CSA dresse un « constat consternant et affligeant » de la diversité télévisuelle. Et ce d’autant que ce chiffre n’a progressé que de 1% par rapport à une précédente étude sur les « minorités visibles » réalisée en 1999.

Il est vrai que l’enquête d’Eric Macé confirme les stéréotypes qui règnent en maîtres sur les chaînes de télévision, avec une sur-représentation de la diversité visible des « non-Blancs » dans les émissions de musique (35%) ou de sport (34%) et, à l’inverse, une déficience plus ou moins affirmée concernant les programmes d’information (19%), de fiction (16%), les journaux télévisés (15%) et plus encore les publicités (8%). S’agissant de la fiction française (11%), l’enquête a le mérite de mettre en évidence la part plus importante de personnages issus des minorités ethniques ayant un rôle secondaire et l’absence criante (0%) de personnages « vus comme asiatiques ».

Le « non-Blanc », une référence inexistante
Comment, dès lors, arriver à un rééquilibrage des images sans en passer par une réflexion globale sur l’absence de diversité sociale ? C’est pour ainsi dire mission impossible quand on sait qu’à la différence des Etats-Unis, il est absolument inenvisageable de disposer de chiffres sur la proportion de « non-Blancs » dans la société française : les seules mesures statistiques concernent les étrangers ou les personnes nées de parents étrangers, mais ces données ne peuvent, bien entendu, se confondre avec un recensement fondé sur la couleur de la peau, qui demeure interdit en France.

Revenons donc au CSA. A quelle norme démographique peut-il se référer pour juger « inacceptable » la représentation de la diversité ethnique à l’écran ? Aucun élément référentiel n’est scientifiquement admissible, et c’est donc en se fondant sur un ressenti plus ou moins avoué du poids de la question raciale dans la société française qu’il établit son jugement. Au risque d’instiller dans le paysage audiovisuel un poison durable qui consiste à caractériser tout locuteur dans un programme de télévision en fonction de la couleur de sa peau. « Une diversité sommée de se signaler, un devoir - voir la différence, tel est le nanoracisme à la française dont le plan d’action du CSA n’est pas exempt », écrit le philosophe Vincent Cespedes dans un article de Libération (2).

Il n’est pas question bien sûr de nier ou de minimiser les discriminations dont sont victimes les minorités ethniques dans ce reflet déformant de la société française qu’est la télévision. Que la représentation de cette diversité soit à géométrie variable dans les genres télévisuels, en fonction de l’accueil supposé que lui réservera la majorité-audimat, est un indice en effet très parlant. Mais, plutôt qu’une bonne conscience très politiquement correcte que l’on s’évertuera de manifester à grands renforts de bilans semestriels sur la présence de « non-Blancs » sur les chaînes, ne vaudrait-il pas mieux accentuer les recrutements de personnes issues de populations défavorisées dans les chaînes elles-mêmes ? Quant au critère mélanique ou racial, est-il le plus approprié alors qu’il risque de laisser sur le bord du chemin des individus de catégories modestes qui pourront se sentir, confusément, doublement discriminés ? Souvenons-nous que la France qui salue très majoritairement la victoire d’Obama peut cacher celle qui a amené Le Pen au deuxième tour de la présidentielle en 2002…

Depuis l’intégration d’élèves issus de Zones d’éducation prioritaire (ZEP) à Sciences Po, on sait pourtant à quel point le critère social recoupe bien souvent la question dite raciale. C’est donc en prenant en compte l’ensemble des besoins de diversité de la société que l’on pourra mesurer des critères doublement voire triplement discriminants : on a d’autant moins de chances, en tant que Noire ou Arabe, d’être vue à l’antenne qu’on est une femme (33% contre 67% pour les hommes) et qu’on appartient à la classe ouvrière (2%). En d’autres termes, c’est d’un traitement de choc sur le corps social télévisé que le petit écran tirera, par la force des évidences, une plus grande diversité ethnique.

L’ombre du pouvoir en noir et blanc
Seulement, bien sûr, cette perspective ne cadre pas tout à fait avec les plans de Nicolas Sarkozy, qui utilise le petit écran – et singulièrement l’audiovisuel public – comme un théâtre d’expérimentation politique pour doubler le Parti socialiste sur sa gauche. Le jour même où le CSA a présenté son étude, Jean-François Copé, chef de file de la majorité parlementaire et président de la Commission sur la réforme de l’audiovisuel public, a — comme par hasard — annoncé que son groupe défendrait plusieurs amendements visant à favoriser la diversité sur France Télévisions à l’occasion du projet de loi sur l’audiovisuel public, le 25 novembre. Jusqu’où Nicolas Sarkozy ira-t-il ? Certains le voient déjà imposer des quotas afin de se concilier pour demain le vote communautaire…

Il y a en effet tout lieu de craindre qu’après « l’ouverture » du gouvernement à des personnalités cataloguées au centre gauche, puis la suppression de la publicité sur le service public, la question de la diversité visible sera le prochain axiome de récupération idéologique de Nicolas Sarkozy. A quel prix ? Sans doute celui d’une racialisation des programmes de la télévision française en termes de fabrication comme de perception et, plus grave encore, d’une vision catégorielle idéale qui ne reflète en rien les injustices dont sont victimes, précisément, les minorités ethniques en tant que partie intégrante des populations défavorisées. C’est à la fois contraire au modèle républicain fondé sur la citoyenneté et en rupture totale avec la logique fédératrice et anti-communautariste d’un Barack Obama.

Marie Bénilde

(1« Obama, président noir, pas président des Noirs », Libération, 7 novembre 2008.

(2« L’effet Obama titille le CSA », Libération, 13 novembre 2008.

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