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L’eau, la question sociale du XXIème siècle

Dans le nouvel ouvrage qu’il vient de publier aux éditions Fidès, Manifeste de l’eau pour le XXIe siècle, Riccardo Petrella propose un nouveau pacte social pour l’eau. L’Institut européen de recherche sur la politique de l’eau (IERPE), créé en 2006 et qu’il préside, prépare une rencontre internationale intitulée « Faire la paix avec l’eau », qui se tiendra à Bruxelles les 12 et 13 février 2009, en lien avec le World Political Forum.

par Riccardo Petrella, 30 novembre 2008

Résumé

L’eau, synonyme de vie (au même titre que l’air et le soleil), tout en étant une « ressource naturelle vitale », ne relève pas de la gestion économique d’une ressource naturelle limitée en voie de raréfaction, mais d’une politique globale de la vie, d’une politique de société. La vie, la société, peuvent se passer du pétrole (elles l’ont fait pendant des millénaires, elles le feront au cours des prochains millénaires) mais pas de l’eau.

L’accès à l’eau, la sauvegarde de l’eau, la propriété de l’eau, la gestion de l’eau, les rapports de pouvoir de décision et de contrôle sur l’eau, les pratiques sociales de l’eau, les croyances et les symboles sur l’eau, les modes de vie… : tout est influencé, façonné, pensé par la société.

Huit raisons principales font de l’eau, dès aujourd’hui, la question sociale principale de ce début de siècle, avec l’alimentation, le travail et l’énergie :

 1. le déni d’accès à l’eau potable pour 1,5 milliard de personnes et aux services sanitaires pour 2,6 milliards est un scandale mondial social ;

 2. la pauvreté est la principale cause du non-accès à l’eau et non pas la rareté de l’eau ;

 3. si des mesures radicales ne sont pas prises, en 2030 plus de 2,4 milliards d’êtres humains vivront dans l’habitat anti-humain et « insoutenable » que sont les bidonvilles ;

 4. l’inégalité de pouvoir est un facteur déterminant dans l’inégalité d’accès à l’eau pour la vie et pour la sécurité d’existence des collectivités humaines ;

 5. la politique de l’eau et les usages de l’eau dépendent étroitement du régime de propriété de l’eau ;

 6. il en est de même des règles concernant la gestion de l’eau et la participation des citoyens au « gouvernement » de l’eau ;

 7. pour garantir un futur « soutenable » de l’eau et de la vie sur la planète à la lumière du changement climatique, il faut aller au-delà de l’ethno-centrisme et de la primauté des intérêts techno-financiers compétitifs des pays du Nord ;

 8. la mise en place d’un « pacte »/« contrat » mondial de l’eau au cours des années à venir est conditionnée par la construction d’une nouvelle architecture politico-institutionnelle mondiale.

Introduction

Avec la nourriture, le travail et l’énergie, l’eau est devenue (de nouveau) la grande question sociale de la première moitié du XXIe siècle. La vie de toute espèce vivante dépend directement du soleil, de l’air et de l’eau : on peut se passer de la viande de bœuf et des pommes de terre ; on peut se passer du pétrole (d’ailleurs, il le faudra bien) ou de l’or, comme on peut vivre sans un travail rémunéré, sans euros en banque, GSM ni auto. Mais jamais (au passé comme au futur), on ne pourra se passer du soleil, de l’air et de l’eau. Ils sont non seulement à la base de la vie, ils sont la vie. C’est pour cela qu’un poète latin d’il y a 2000 ans, Ovide, a pu écrire que « Dieu n’a fait ni le soleil, ni l’air, ni l’eau propriété privée… ».

L’eau est une « question sociale » dès l’existence d’un groupement humain : le pouvoir de décision en matière de propriété, d’accès et d’usage de l’eau est fondamental. Qui a et contrôle ce pouvoir domine l’accès à la vie. Il faut être non seulement « puissant », mais aussi riche car, comme le montrent les rapports des agences des Nations unies et en particulier celui du PNUD publié en 2006 (1), le milliard 500 millions de personnes qui n’ont pas accès à l’eau potable et les 2,6 milliards qui manquent de services d’hygiène sont dans cette situation non pas à cause d’un manque d’eau dans les régions où elles habitent mais principalement à cause du fait qu’elles sont pauvres.

Nous entrons ainsi dans le vif du sujet. La thèse de cet essai est la suivante : alors que l’eau est vie, elle est désormais traitée principalement comme une ressource/marchandise, un bien économique marchand qu’on peut s’approprier, acheter, vendre comme on achète le pétrole (ainsi parle- t-on de l’eau comme « or bleu » par analogie au pétrole « or noir »). L’eau est mal utilisée, surexploitée et « consommée » comme un bien de consommation et une ressource productive dans le « respect » principalement des impératifs de la « croissance économique » et des intérêts des producteurs, des « consommateurs » et des actionnaires des entreprises d’eau. Ces dernières sont laissées de plus en plus libres d’agir sur des marchés libéralisés et déréglementés à la poursuite du taux de retour sur l’investissement le plus élevé possible.

Dès lors, l’eau est en train de devenir, à travers le monde, en Espagne et aux Etats-Unis, au Moyen Orient comme en Asie centrale, en Amérique du Sud comme en Afrique, source de conflits et de pratiques sociales opposées aux principes de justice, d’égalité, de fraternité, de liberté, et de sagesse. En ce sens, l’eau est une question sociale plus qu’une question environnementale. Elle devrait faire partie, dans tous les pays, des compétences du premier ministre et non pas du ministre de l’environnement. Cette idée est présente au sein de la grande majorité des 22 agences de l’Onu qui s’occupent de l’eau. De nombreux pays commencent à en être convaincus. Ainsi, l’eau commence lentement à sortir des seuls cadres et choix fixés par la politique d’une ressource naturelle vitale soumise à de multiples formes de prédation et de dévastation, pour devenir partie intégrante de l’agenda politique national et international.

La prise de conscience des facteurs à l’origine du changement climatique (« le maldéveloppement économique ») a largement contribué à ce glissement de perspective politique. La politique de l’eau est une politique qui touche aux fondements des sociétés contemporaines : l’égalité de tous dans le droit à la vie, la question de la propriété de l’eau, la co-responsabilité partagée entre les Etats riverains d’un bassin hydrographique transnational, le statut des services publics et les modalités de leur gestion, la sauvegarde du « bon état » des corps hydriques et la santé des espèces vivantes, la protection et la tutelle des sols, la prévention des risques environnementaux et des calamités naturelles, le financement des infrastructures et des services hydriques, l’usage des technologies et la promotion de l’innovation , les pratiques culturelles, les symboles du bien-être, la participation des citoyens aux décisions concernant la « cité….Tout cela est élément essentiel de la politique de l’eau.

Sans faire œuvre de simplification, on peut estimer que si la grande « question sociale » du XIXe et du XXe siècles a été représentée par la lutte contre la prétention du capital (agraire, industriel et financier) d’être propriétaire du travail humain et contre la prétention des puissances coloniales du Nord d’être propriétaires de l’Afrique, de l’Amérique centrale et du sud, et de l’Asie, le XXIe siècle sera marqué par la question de la vie, du droit à la vie pour tous, contre la prétention (pour l’instant gagnante) du capital financier d’être propriétaire de la vie sur la planète (y compris l’eau), de toutes les formes de vie (2). C’est dans ce contexte que s’inscrit l’eau en tant que la question sociale de cette première partie du siècle.

Dans la section qui suit, j’essaierai d’examiner les huits raisons qui, à mon avis, permettent de soutenir la thèse de cet essai. Dans la section finale, je traiterai des propositions de solution et résumerai les propositions faites à la demande des responsables de « Paroles d’eau » de l’Expo 2008 (3).

Les huit raisons qui font de l’eau la question sociale
de cette première partie du XXIe siècle

La première raison est constituée par les grandes inégalités entre êtres humains et communautés territoriales dans l’accès à l’eau, dans la quantité et la qualité nécessaires pour la vie et les activités productives. L’accès à la nourriture est dénié, selon les statistiques officielles, à plus de 800 millions de personnes, alors que l’accès à l’eau potable est dénié à 1,2 milliard et à l’eau pour l’hygiène à environ 2,6 milliards d’êtres humains. Ces inégalités sont résumées par un chiffre : 20% de la population mondiale « consomment » 86% des ressources hydriques de la planète. Le droit à la vie n’est pas garanti pour tous.

La communauté internationale ne donne pas, actuellement, l’impression d’être disposée à faire le nécessaire pour garantir à tous les habitants de la terre le droit d’accès à l’eau dans l’espace d’une génération (2000-2020). Au sommet mondial des Nations unies à New York en septembre 2000, elle a décidé que le maximum de l’ambition qu’elle pouvait se donner était de réduire de moitié en 2015 le nombre de personnes n’ayant pas accès à l’eau et aux services sanitaires. On sait, à mi-parcours, que même cet objectif ne sera pas atteint, ce qui signifie qu’en 2015 il y aura toujours plus de 2 milliards de personnes sans services sanitaires et plus d’1 milliard sans accès à l’eau potable.

La deuxième raison, étroitement liée à la première, réside dans le fait que le non-accès à l’eau est principalement dû non pas à une question de disponibilité limitée, voire de rareté, des ressources en eau. Seules quelques dizaines de millions de personnes de par le monde manquent d’eau parce quelles vivent dans des régions à forte pénurie d’eau (au-dessous de 500 m³ d’eau douce par an par habitant pour tous les usages). Les autres (environ 1, 4 milliard) sont dépourvues d’accès à l’eau du fait qu’elles sont pauvres. Même là où l’eau douce est abondante et disponible, comme dans les pays amazoniens, en Afrique centrale, en Australie ou en Russie, les pauvres n’y ont pas accès. En revanche, dans le désert le plus profond, les riches parviennent à s’approvisionner en eau. A l’heure actuelle des régions pauvres en eau, comme les pays de la péninsule arabique, la Californie, Israël, l’archipel des Canaries sont capables de surmonter les problèmes d’approvisionnement grâce au dessalement de l’eau de mer. Les plus grandes stations de dessalement au monde sont dans ces régions (4) et en Australie. Ce sont des régions riches. Celles-ci ont les ressources financières pour investir dans les nouvelles technologies et continuer ainsi à irriguer leur agriculture d’exportation, leur industrie nucléaire, leurs industries touristiques. L’Espagne est le principal pays européen en termes de production d’eau dessalée et de stations de dessalement (environ 1000 stations). Les îles Canaries et la Catalogne sont à l’avant-garde, notamment pour faire face aux besoins croissants en terrains de golf, énormes consommateurs d’eau douce (5).

Les processus d’appauvrissement de la population mondiale et de croissance des inégalités socio-économiques, loin de diminuer en intensité, n’ont fait qu’augmenter dès les années 1970, s’accélérant depuis les années 1990. Les pauvres deviennent plus pauvres et plus nombreux, les riches deviennent plus riches au détriment des classes sociales moyennes et des pays « moyennement développés » ou qui sont « en voie de développement » (sic) depuis trente ans.

Le fait brutal est simple. Alors que :

 le dessalement de l’eau de mer est une priorité majeure pour la production agricole pour l’exportation et pour les terrains de golf dans les régions riches du monde manquant d’eau,

 l’eau douce est surexploitée au Brésil pour la production de soja destiné à l’exportation alors que plus de 40 millions de Brésiliens « meurent » de faim (rappelons que le Brésil a l’intention d’augmenter la production de biocarburants qui nécessitent plus de 1000 litres d’eau douce par litre d’essence produit),

 les profits privés des ventes d’eau minérale et de source en bouteille (eaux qui sont de propriété publique) dépassent les 50 milliards de dollars par an, à savoir deux fois et demi la dépense nécessaire pour permettre d’avoir accès à des latrines publiques aux 2,6 milliards d’êtres humains qui en manquent, et, dernier exemple, parmi tant d’autres,

 les dépenses militaires mondiales d’un an (environ 1870 milliards de dollars en 2007 sur un produit brut mondial en 2007 estimé de 72 000 milliards) sont supérieures à ce qu’on devrait dépenser en dix ans pour permettre à tous les habitants de la planète d’avoir accès à l’eau potable, aux services sanitaires et à la santé de base,

 l’éradication de la pauvreté et le droit à la vie pour tous ne figurent pas parmi les principales priorités des groupes sociaux dominants du monde (pays du Nord et du Sud confondus). Leurs priorités sont ailleurs. Elles sont : leur puissance, leur richesse, leur compétitivité, leur survie. Comme le démontrent les actes accomplis ces dernières années, par exemple en Italie, en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis..., la tendance des dominants n’est pas de combattre la pauvreté (ou l’injustice) mais de combattre les pauvres.

La troisième raison. Vu les priorités ci-dessus, les agences compétentes des Nations unies prévoient qu’en 2030, 2,4 milliards de personnes habiteront des bidonvilles (6). En Afrique, en Asie et en Amérique latine - où sont localisées 42 des 61 mégapoles du monde comptant plus de 5 millions d’habitants -. plus d’un milliard d’êtres humains vivent actuellement dans des bidonvilles, dans des conditions de pauvreté structurelle, de violence physique, sociale et morale collective ; d’exclusion de tout genre et de déni des conditions minimales d’existence dite « humaine ». Les riches des pays du Nord n’y laisseraient même pas vivre leurs chats. Les bidonvilles, vraies « banlieues » du monde, méritent bien leur appellation. Jadis, les « banlieues » étaient le « lieu » d’extension, en dehors de la ville, de la législation émise (le « ban ») par le pouvoir politique. A partir du XVIIIème siècle le mot a changé de signification pour devenir le lieu des personnes « mises au ban », c’est-à-dire les personnes qui - industrialisation et urbanisation sauvages aidant - n’étaient pas capables de vivre dans les villes, de se permettre un habitat socialement sain quoique modeste. Si bien qu’aujourd’hui la mise au ban des pauvres dans nos villes et l’abandon des banlieues à leur destin, font partie intégrante des choix réels opérés ces trente dernières années par nos classes dirigeantes.

Les habitats qui intéressent les dominants sont les villes globales et les villes compétitives. Les « villes globales » sont celles qui, par leur dimension et par la richesse et l’importance de leurs fonctions et activités, constituent d’énormes réseaux mondiaux entre pouvoirs forts, capables d’influencer le devenir de l’économie et des populations du monde. Actuellement, elles sont une douzaine seulement à pouvoir se prévaloir d’un tel statut : New York, Londres, Tokyo, Shangaï, Paris, Singapour, Los Angeles, Berlin, Sao Paolo, Francfort. Les villes globales sont l’expression des logiques de puissance et de l’aggravation des inégalités structurelles sur lesquelles se fonde la mondialisation actuelle, à savoir « l’archipel mondial ». Ce qui intéresse, dès lors, les groupes dominants des villes « capitales » nationales et régionales qui ne sont pas encore globales, est de faire entrer leur ville dans le club des « villes globales ». Pour eux, le problème de leurs bidonvilles/banlieues n’est pas une priorité. Pour les groupes dominants, les biens et services d’eau et de santé, les biens et services de « transport public », les jardins d’enfants, les musées, les universités et les savoirs/connaissances, la protection des sols et des villes contre les inondations et les calamités naturelles, sont devenus principalement des patrimoines fonciers et financiers à privatiser, dont la gestion doit être confiée à des sociétés privées, voire mixtes public/privé, ayant comme objectif l’accroissement de la création de valeur pour le capital financier. Il en va de même d’un terrain bâti, d’un pâté de maisons, d’un petit parc, d’un théâtre, d’un hôpital… Tout est traité comme un bien économique qui vaut par sa valeur « marchande » et financière et par sa contribution à la compétitivité de la ville

Pourtant, les germes et les « désirs » d’autres devenirs des villes sont partout, à Mumbaï comme à Lagos et à Stockholm. Les « architectes » d’un autre devenir n’ont pas disparu. Ils sont à l’œuvre au niveau d’une école primaire de quartier, ou lorsqu’ils luttent pour l’emploi des jeunes à Naples ou à Johannesburg, lorsqu’ils implantent des éoliennes ou réalisent un plan systématique de réduction de la consommation énergétique, lorsqu’ils inventent de nouveaux systèmes d’échange local et expérimentent des systèmes agricoles « urbains » distance zéro… Ils ont à l’œuvre, aussi, lorsqu’ils réussissent, comme à Santa Fe (Argentine) ou à Atlanta, à re-publiciser la gestion des services hydriques. Transformer les bidonvilles en des habitats dignes d’une vie humaine, en commençant surtout par la mutation de nos villes et par une autre pratique de la citoyenneté, sera le grand défi « politique » et social du monde au cours des deux générations à venir. L’eau jouera un rôle essentiel déterminant dans la capacité réelle d’effectuer une telle transformation.

La quatrième raison est implicite dans ce qui précède concernant la pauvreté et le futur des bidonvilles/« banlieues du monde » : elle est relative aux rapports de pouvoir. Dans le contexte des rapports de pouvoir actuels, la sécurité hydrique – à savoir la sécurité en approvisionnement d’eau pour la vie et pour l’existence des collectivités humaines, se traduit essentiellement par la sécurité en approvisionnement des groupes économiques et sociaux forts des pays les plus puissants sur le plan politique, économique et militaire. Aujourd’hui, face aux conséquences négatives du changement climatique sur la disponibilité quantitative et qualitative d’eau douce (je reviendrai sur ce thème en traitant de la septième raison), les sujets les plus concernés et « préoccupés » par les questions de la sécurité hydrique sont, d’une part, les entreprises multinationales privées, fort consommatrices d’eau telles que Coca-Cola, Danone, Nestlé, Unilever, General Electric, Levi Strauss, les papetiers, les industries chimiques... et, d’autre part, des pays « puissants » comme les Etats-Unis, Israël, la France, la Chine, la Russie, l’Inde, le Brésil.... Le concept de sécurité hydrique est, de facto, un concept biaisé, défini et mesuré en fonction surtout de la sécurité agricole, alimentaire, économique, militaire... des groupes sociaux plus puissants. L’utilisation toujours plus grande de la technique du dessalement de l’eau de mer s’inscrit dans cette perspective de sécurité. Passer à une conception et une application concrète d’une sécurité hydrique collective, pour tous,représente l’un des défis sociaux/ politiques majeurs à résoudre dans les 30-40 prochaines années.

La cinquième et la sixième raisons, indissociables, constituent l’élément central critique de la manière de voir et de poser l’eau en tant que « question sociale » : je me réfère d’une part, au problème de la propriété de l’eau et, d’autre part, au problème du financement, de la gestion et du contrôle des usages de l’eau et des services hydriques de base (eau potable et assainissement).

Voici les principales conceptions prédominantes à l’heure actuelle en matière de propriété de l’eau :

 l’eau est un don de la nature (sociétés paysannes...), un don de Dieu (mondes chrétien, musulman...), elle appartient à tout le monde, elle est un bien commun, tout le monde doit pouvoir accéder à l’eau, l’eau est un patrimoine de l’humanité,

 l’eau en tant que ressource naturelle (la pluie, l’eau des fleuves et des lacs, des nappes...) est un bien commun. Cependant, dès qu’il y a intervention humaine pour transformer l’eau naturelle en eau potable ou utilisable pour l’industrie, pour les hôpitaux, pour l’agriculture, l’eau devient un bien économique appropriable, vendable et utilisable à titre privé,

 l’eau appartient à la communauté de base (thèse des populations des villages de l’Inde, des régions amazoniennes, des villages d’Afrique, des populations « primitives » du Grand Nord américain/canadien),

 l’eau est la vie, l’eau n’appartient pas aux humains mais les humains appartiennent à l’eau (conception répandue au sein de toutes les populations « indigènes » du monde),

 l’eau est une ressource/bien de la « Nation » (constitution de la France), bien commun national, bien public de l’Etat, voire « bien commun de la communauté régionale » (l’eau en Lucanie/Italie est l’eau de la Lucanie...),

 l’eau est bien commun, public, mondial/universel, patrimoine de l’humanité dont elle doit faire usage dans le respect et la sauvegarde de la vie sur la planète, pour les générations futures et toutes les espèces vivantes.

Comme on peut le constater, les conceptions varient de population à population, entre les pays et au sein des pays entre « collectivités locales » et l’Etat central. Personnellement, je m’inscris dans la ligne de la dernière conception mentionnée. Mais, ce n’est pas important de connaître l’opinion des personnes fussent-elles des experts reconnus. Ce qui compte est l’opinion des peuples, des citoyens, ce sont leurs choix, car les exemples donnés montrent clairement que la propriété de l’eau est essentiellement un problème de choix de société, une « question sociale ».

Il en est de même en ce qui concerne le financement, la gestion et le contrôle de l’eau. Pour simplifier, on peut dire que deux thèses majeures s’opposent à ce sujet.

Eau publique versus eau privée

La première - que l’on pourrait appeler « la thèse de la marchandisation de l’eau » - part du principe que l’eau est une ressource/marchandise comme toute autre ressource naturelle ou artificielle : la terre, le blé, les plantes, les animaux, les gènes humains, un logo, un roman, une maison. Comme déjà mentionné, tout a une valeur marchande, donc un prix d’échange d’où prend origine la création de richesse nouvelle pour le capital (productif et financier). Le financement des infrastructures doit être laissé aux utilisateurs de l’eau, aux consommateurs. Telle est la fonction du prix de marché de l’eau en vrac et des services d’eau. Dès lors, le prix doit être fixé de manière à récupérer tous les coûts de production (investissements et profit compris) par un taux de retour sur l’investissement adéquat et attractif (par rapport à d’autres emplois alternatifs du capital financier). Dans le cadre de cette conception, le gestionnaire le plus approprié est l’entreprise privée, le public étant targué d’inefficience, d’inefficacité et d’anti-économicité. L’idée centrale de cette thèse est qu’il faut bien distinguer entre la propriété, la gestion et le contrôle des ressources naturelles vitales comme l’eau. Ce qui compte pour l’Etat et l’intérêt général n’est pas tellement la propriété (qui peut, mais pas nécessairement, rester publique) ni la gestion. La gestion par le privé est, de toute façon, selon cette thèse, la solution la meilleure. A l’Etat doit revenir le rôle fondamental de fixer les règles concernant le marché des services publics et les conditions de la délégation de service public aux sujets privés, et, sur ces bases, garantir le contrôle du respect des règles, notamment de concurrence, dans l’intérêt des consommateurs/utilisateurs et des actionnaires. Un rôle donc de régulateur, d’encadrement et de contrôle, en laissant aux sujets privés les fonctions de gestion effective des usages et de la production de richesse par le marché concurrentiel (et sa redistribution en fonction du taux de retour sur l’investissement).

Le cas des eaux de source et minérales en bouteille qui, depuis le début du siècle dernier, sont soumises aux régimes de la concession d’exploitation de la ressource, qui reste de propriété publique, ou de la délégation de service - montre le caractère fallacieux de la « coca-colisation » de l’eau sur base de la séparation entre propriété, gestion et contrôle : les pouvoirs réels de contrôle sur les eaux passent inexorablement aux mains des gestionnaires, de ceux qui savent parce qu’ils font. En outre, les autorités publiques - le plus souvent actionnaires des sociétés privées de gestion - deviennent elles-mêmes prisonnières de l’impératif des rendements financiers, se trouvant en général dans une situation de conflit d’intérêt (étant à la fois contrôleurs et actionnaires).

La deuxième thèse – que l’on pourrait appeler « la thèse de l’eau publique » - affirme l’intégration de la propriété, de la gestion et du contrôle, sous l’autorité unique de l’Etat. Elle soutient que l’eau et les infrastructures de services d’eau doivent rester de propriété publique (en tant que biens du « trésor public », du patrimoine de l’Etat), que les services d’eau doivent être gérés par des organismes économiques publics, d’Etat et non étatiques, soumis au contrôle des autorités préposées de l’Etat. Pour ce qui concerne le financement, cette thèse considère que l’accès à l’eau, dans la quantité et la qualité indispensables à la vie, faisant partie du domaine des droits individuels et collectifs - à savoir, 50 litres/jour par personne pour l’eau potable et les services sanitaires ; et au moins 1000 m³ par personne/an pour tous usages confondus - les coûts correspondant à un tel accès doivent être financés par la fiscalité générale et spécifique, selon des règles et des mécanismes clairs et contrôlables. Pour les coûts liés aux usages dépassant le seuil des droits, il faut appliquer une tarification progressive jusqu’à un seuil d’usage interdit car non durable et donc intolérable.

Les débats restent entièrement ouverts, surtout les choix. Après 30 ans de tendance à la marchandisation de l’eau, on note des signes légers de résistance et de renversement possible. C’est bien une question sociale.

La septième raison conduit à penser le devenir de nos sociétés dans le long terme (30, 50, 100 ans...) En raison de l’accélération de l’histoire, le long terme est désormais plus près de demain matin que du futur lointain... Elle est liée aux conséquences sur l’eau du changement climatique. Les termes de la question sont relativement simples eu égard à la grande complexité du sujet. Si le réchauffement de la température moyenne de l’atmosphère dépasse les 2 ° d’ici 2100, les conditions de vie sur la planète seront dramatiquement bouleversées et de manière irréversible : fonte des calottes polaires et des glaciers « éternels » avec pour conséquence l’augmentation sensible du niveau de l’eau des mers, une forte raréfaction de l’eau douce, extension considérable de la désertification des territoires, bouleversements radicaux des cycles de l’eau, problèmes énormes au niveau des terres fertiles, de la production alimentaire... Si l’augmentation se situe en dessous de 1,8 °, on pourra mitiger les bouleversements mentionnés ci-dessus sans pour autant empêcher la raréfaction marquante de l’eau douce (on annonce le risque qu’en 2032, 60% de la population mondiale vivront dans des régions à pénurie d’eau douce), les processus de désertification (par exemple des régions de la Méditerranée), l’augmentation en nombre et intensité des événements extrêmes (inondations meurtrières suivies par des périodes de sécheresse), les mouvements importants de population (on parle de centaines de millions de migrants environnementaux à travers le monde au cours de ce siècle).

Les stratégies de mitigation et d’adaptation, élaborées et en cours de mise en place par les Etats et les groupes socio-économiques au pouvoir pour lutter contre le réchauffement de l’atmosphère, tournent autour de trois grands axes :

 l’axe technologique : développement intensif du dessalement de l’eau de mer, diffusion des stations de d’épuration, nouvelle forte vague de construction de grands barrages, le tout pour assurer , en tout cas, une croissance de l’offre d’eau douce répondant aux besoins « stratégiques » de la croissance de l’économie mondiale ;

 l’axe financier : mobilisation généralisée des capitaux privés, dans le cadre des marchés de capitaux mondiaux libéralisés, pour garantir les énormes ressources nécessaires pour le financement des grands travaux infrastructuraux à travers le monde entier ;

 l’axe économique : à savoir confier aux MBI (Market Based Instruments) la tâche de réguler l’allocation des ressources disponibles de la planète par des mécanismes tels que le marché des émissions de CO2, le marché des eaux polluées, le marché des déchets, le marché des dérivés financiers appliqués à l’environnement, à la mer, à la protection des sols...

Il s’agit de solutions cohérentes avec les logiques aujourd’hui prédominantes définies par les pays du « Nord » et qui, par conséquent, soulèvent de fortes questions sociales relativement aux aspects éthiques, humains, et culturels-politiques. Les stratégies de lutte contre les conséquences du réchauffement de l’atmosphère ne sont pas principalement des questions d’ingénierie technique, financière et marchande, mais d’ingénierie poltiique, sociale et humaine.

La huitième raison nous rappelle justement que tout ce qui a été dit jusqu’à présent dans cet essai est conditionné par la mise en place ou non, et dans quelles conditions, d’une nouvelle architecture politique et institutionnelle mondiale. Il est manifeste que le principe de souveraineté nationale sur les ressources naturelles n’a pas empêché les évolutions et les situations critiques et potentielles ici décrites d’émerger et de s’affirmer. Bien au contraire. Dès lors, ce principe ne saurait gouverner la solution des problèmes et, donc, ne peut être utilisé comme base de l’architecture politique mondiale des prochaines décennies. Sur base de cette évidence, on ne peut pas non plus compter sur les mécanismes de coopération internationale intergouvernementale. Malgré les mérites incontestables accumulés ces 60 dernières années, les agences des Nations unies présentent un bilan consolidé mitigé, qui ne leur donne guère le droit de se considérer aptes à rester les éléments portants de l’ingénierie politique mondiale à construire pour « gouverner » le monde.

La solution proposée par ceux qui nous gouvernent est la « gouvernance », c’est-à-dire la mise en place d’un mécanisme de discussion, dialogue, confrontation et décision - de l’échelle régionale à l’échelle continentale et mondiale - selon lequel tous les acteurs concernés (appelés stakeholders/ porteurs d’intérêt) sont mis sur le même plan, y compris les Etats, dans les processus de négociations. Le principe de « gouvernance » s’appuie aussi sur l’adoption/acceptation par les stakeholders d’une forte dose de trois mécanismes : l’auto-régulation et autocertification ; la soft law opposée à la hard law et celui de « law and finance » qui attribue aux critères de rentabilité financière le pouvoir de déterminer les formes et les contenus prioritaires de la régulation. Autrement dit, la « gouvernance » se traduit par la marchandisation et la privatisation du politique. Proposer que le principe de « gouvernance » s’applique au domaine de l’eau et du changement climatique soulève une grosse question sociale.

Vers des solutions dans l’intérêt de tous les habitants de la terre

Cet objectif ne sera pas facilement atteint, mais je crois qu’il est réalisable à condition évidemment que l’on prenne les mesures radicales qui s’imposent comme, par exemple, celle de diminuer d’ici l’an 2050 de 60% la production moyenne mondiale des émissions de CO2 par rapport au niveau des émissions de 1990. Difficile, cet objectif ne sera certainement pas atteint si - sans compter les positions de la Chine, de l’Inde, du Brésil, de l’Union Européenne - les Etats-Unis continuent à soutenir que « le niveau de vie des Américains n’est pas négociable » (« the American way of life is not negotiable »).

On trouvera des propositions concrètes d’action dans un document écrit, à la demande des responsables de Tribuna del agua de l’expo 2008 de Saragosse, ayant comme titre Le manifeste de l’eau pour le XXIe siècle. Six principes inspirent ce manifeste :

Premier principe : La disponibilité et l’accès à l’eau - à ses usages - constituent un droit humain (universel, indivisible et imprescriptible) individuel et collectif. L’eau est un symbole réel du caractère « sacré » que nos sociétés attribuent à la vie. L’eau est sacrée.

Deuxième principe : L’eau appartient aux habitants de la terre et aux autres espèces vivantes. Elle est un bien commun, patrimoine de l’humanité. Elle n’est pas une marchandise, un bien économique marchand. Elle n’est pas « l’or bleu ».

Troisième principe : Le gouvernement de l’eau, de toutes les eaux (y compris les eaux minérales - et des activités couvrant l’ensemble du cycle intégral de l’eau (de la captation au recyclage-réutilisation), est de la responsabilité publique de l’Etat et, en son sein, des communautés/ collectivités locales.

Quatrième principe : Le financement des coûts associés au gouvernement de l’eau (de l’eau pour la vie et de l’eau pour la sécurité d’existence des communautés humaines), doit être assuré par la collectivité, par l’Etat.

Cinquième principe : L’eau est une affaire de citoyenneté et de démocratie. Toute politique de l’eau implique un haut degré de participation des citoyens, aux niveaux local, national, continental, mondial.

Sixième principe : Nous devons bâtir le « vivre ensemble » et la paix à partir de l’eau, bien commun. La mondialisation du devenir de nos sociétés et de l’humanité appelle une éthique et une architecture politique mondiales, le rejet des guerres de l’eau.

Présentation du Forum international "Faire la paix avec l’eau" - Bruxelles, 12 et 13 février 2009
Peace with water
Appel aux organisations et associations actives dans le domaine de l’eau

Riccardo Petrella

(1PNUD, Rapport sur le développement humain 2006. Au-delà de la rareté : pauvreté et pouvoir et la crise mondiale de l’eau, New York, 2006. En édition commerciale par Economica, Paris.

(2J’ai traité ces aspects dans une série de quatre articles ( « Pour un gouvernement des biens communs » ) publiés dans le quotidien italien Il Manifesto les 27 et 30 août et le 1er et 3 septembre 2006.

(3Voir Riccardo Petrella, Le Manifeste de l’eau pour le XXIe siècle publié (en français, espagnol, anglais) par l’Expo 2008 dans la série « Palabras del agua ».

(4Lire Dessalement d’eau, dossier informatif, ministère de l’habitat, de l’urbanisme et de l’aménagement de l’espace du Maroc, Actes de la rencontre hispano-marocaine de 2006, en collaboration avec le gouvernement espagnol.

(5Voir le site sur le golf en Espagne.

(6PNUD,Rapport sur le développement humain 2007-2008, La lutte contre le changement climatique : un impératif de solidarité humaine dans un monde divisé, New York, 2008.

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