Ils arrivent sur scène pliés en deux, le nez sur les chevilles, le regard à ras de terre. Dans IL, de Driss Ksikès, les Uterriens sont des antihéros cassés et régressifs, personnages loufoques et protéiformes coincés derrière le mur interminable de la honte de soi.
Ils vivent à l’ombre de IL : IL-Dieu, IL-Roi, IL-imam, IL-père, Lui, l’Autre qui est au-dessus, brillant, puissant et dangereux.
De loin en loin, Uterrus se laisse pénétrer par les séismes du monde réel. Tous s’agitent alors, bavardent, cherchent une échappatoire, à se sauver. Ils rêvent du jour où ils deviendront des êtres désirants, des Terriens. Puis, ils retombent dans leur prostration, leurs rituels immuables.
Uterrienne 1 (joue à la guitare)
Ssssssssssh
Uterrienne 3 (scrute toujours sa boule magique)
Demain, on y verra plus clair.
Uterrienne 2 (tourne avec son plateau de serveuse)
Daba. Tout de suite. Sitôt dit, sitôt fait.
Uterrien 3 (regarde l’échelle)
Demain, j’y arriverai. Sans doute.
Uterrien 1 (repose son seau d’eau)
Quatre-vingt-dix-huit cuillères.
Uterrien 2 : Où sommes-nous ?
Uterrien 1 : Là où nous étions hier.
Uterrienne 2 : On n’a pas bougé d’un centimètre.
On aurait presque envie de remercier les juges marocains : en condamnant Driss Ksikès à trois ans de prison avec sursis, alors qu’il était rédacteur en chef du journal Nichane, publié en arabe dialectal, ils ont rendu l’un des meilleurs journalistes du Maroc à sa passion première, son « refuge naturel », le théâtre.
En 2007, le dossier qu’il avait publié sur l’humour marocain et les blagues concernant le roi, la religion et le sexe — les trois lignes rouges à ne pas franchir — avait été jugé attentatoire « à la monarchie et à l’islam ».
Rideau. Driss Ksikès, prenant acte de l’absence de volonté politique de voir se développer une presse libre, abandonne alors le journalisme. « Après Nichane, j’ai beaucoup réfléchi, dit-il. Et j’ai compris que ce qui comptait le plus pour moi, c’était d’écrire. En revenant au théâtre, je suis allé vers l’espace qui devrait rester le plus libre, l’espace artistique. »
Sa pièce IL (intitulée Houwa en arabe) parle librement de servitude… de tyrannie, de religion et de sexe. Et en plusieurs langues cette fois : la darija (arabe dialectal), pour l’essentiel, mais aussi le français (environ 20% du texte) et l’arabe classique, langue symbolique du pouvoir, « distante », réservée au personnage d’Ilan, archétype du courtisan et porte-parole de IL.
« Je ne suis pas dans la thèse
de l’arriération de la société »
Alors, incorrigible Ksikès ? « Je ne cherche pas la provocation, ni à faire une transposition au théâtre de ce que j’avais l’habitude de dire en tant que journaliste, répond-il. Mais je refuse l’autocensure. Je veux pousser les gens à réfléchir, car nous n’avons plus le temps de nous raconter des histoires. Le théâtre est un lieu où l’on peut trouver du plaisir à se poser des questions. »
Ce que IL donne à voir, c’est pourquoi le peuple se soumet au pouvoir plutôt que comment le pouvoir soumet le peuple. Les Uterriens sont des êtres qui ont intégré la violence symbolique comme manière d’être en société. Des êtres caractéristiques des sociétés « où il y a amalgame entre politique et religion, où la question de l’obligation religieuse et de la sacralité du pouvoir est très présente », estime Ksikès.
Uterrien 2 : (Se détachant du lot)
Vous avez une imagination débordante. Je pense que IL n’existe pas, qu’Ilan nous berne, et qu’au fond, nous sommes devenus les esclaves de silhouettes invisibles […].
Uterrienne 1 : C’est vrai. On parle de IL sans jamais le voir. On croit qu’IL dirige tout. Mais où est-IL ? Qui peut savoir à quoi IL ressemble. Nous sommes condamnés à écouter son messager, à la voix nasalisée, désagréable. […]
Uterrien 3 : Il faut juste y croire.
Uterrien 1 : Il faut voir pour croire.
« Je ne suis pas dans la thèse de l’arriération de la société, ajoute le dramaturge. Ce qui m’intéresse, c’est comment, par sa manière d’être et ses attributs, le pouvoir a mis en place une chape de plomb et comment il y a eu adaptation, comment le peuple s’est accommodé de cette chape. »
Driss Ksikès inscrit ses créations — IL est sa sixième pièce depuis 1992 — dans la filiation de Beckett et du théâtre de l’absurde, entre tragique et comique. Il rappelle les conditions d’apparition de ce genre théâtral aux lendemains de la seconde guerre mondiale et de la chute de l’humanisme.
Pour lui, le parallèle est évident avec le Maroc actuel. « Pendant longtemps, on était en guerre. Le résultat, ce sont ces êtres-là, que j’ai essayé d’imaginer derrière mes Uterriens : ils sont sortis diminués de l’épreuve, crétinisés. » La possibilité d’un IL abusif et cruel reste tapie dans leurs mémoires.
Uterrien 1 : Je pense qu’ils nous ont emmurés et oubliés […].
Uterrien 2 : Qui ?
Uterrien 1 : Les autres.
Uterrien 3 : Comment, les autres ?
Uterrien 1 : Ceux qui nous font la guerre.
Uterrienne 3 : Pourquoi ? Nous ne sommes pas une armée à ce que je sache.
Uterrien 1 : Non, des gens têtus qui ne veulent écouter personne.
Uterrien 3 : Arrête de radoter. Tu penses que ton histoire est la nôtre, à nous tous. […] Tu es le seul à avoir courbé l’échine après avoir reçu des coups. Nous avons baissé la tête de plein gré. Personne ne nous y a obligés.
Uterrienne 1 : Je suis d’accord. Ça m’arrange. La forme de ma bosse épouse celle de ma guitare. Ils font la paire. Mon corps fait sa musique. Je me sens comme un œuf protégé.
Alors que la scène théâtrale marocaine se renouvelle peu, IL apparaît sans conteste comme une bonne nouvelle. D’autant que la pièce est remarquablement mise en scène par Jawad Essounani, résident du Royal Court Theatre et fondateur de la troupe Dabateatr.
En 2009, IL sera à l’affiche dans plusieurs villes du Maroc et au Festival du théâtre méditerranéen de Marseille en mai. Le texte intégral en français devrait également paraître en Europe.
Sophie Boukhari est journaliste (Rabat).