En kiosques : mars 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

De quoi la Palestine est-elle le nom ?

par Alain Gresh, 23 mars 2009

La guerre israélienne contre Gaza de l’hiver 2008-2009 a soulevé une immense émotion et de puissantes mobilisations à travers le monde. Elle a provoqué de vifs débats autour de la légitimité de cette offensive, des crimes commis, de l’avenir – et même de la possibilité – de la paix entre Palestiniens et Israéliens. Une question a aussi ressurgi : pourquoi la Palestine ? Pourquoi suscite-t-elle tant d’émoi, tant d’invectives, tant de manifestations ? Après tout, la planète connaît des guerres plus meurtrières, que ce soit au Darfour ou au Congo ; des oppressions au moins aussi dévastatrices, que ce soit au Tibet, en Tchétchénie ou en Birmanie ; des dénis aussi scandaleux du droit à la liberté, qui concernent le sort des intouchables en Inde, celui des Nubiens au Kenya ou des Indiens dans divers pays d’Amérique latine.

Que se cache-t-il donc derrière cette focalisation sur la Palestine ? Pour certains, la réponse ne fait aucun doute : c’est la présence des juifs, la haine contre eux qui est le moteur de cet intérêt malsain. La critique de l’Etat d’Israël et de sa politique servirait de feuille de vigne à l’antisémitisme éternel.

Même sans partager ce point de vue réducteur, la question « Pourquoi la Palestine ? » est légitime. Elle offre même un intérêt dans la mesure où elle permet de réfléchir à la place centrale que ce conflit occupe aujourd’hui sur la scène mondiale, au même titre que ceux du Vietnam dans les années 1960-1970 et de l’Afrique du Sud dans les années 1970-1980 (lire ci-dessous « Du Vietnam à l’Afrique du Sud »).

La Palestine a désormais pris le relais. Pourquoi ? Parce que, en ce début de XXIe siècle, elle cristallise un moment de l’histoire des relations internationales : dernier « fait » colonial né du partage des empires, elle symbolise la persistance de la relation inégale entre le Nord et le Sud – comme le conflit du Vietnam ou celui de l’Afrique du Sud –, mais aussi la volonté de sa remise en cause. Elle est le paradigme d’une injustice jamais réparée. L’implication des États-Unis, principale puissance mondiale, et d’Israël, principale puissance régionale, conforte son enjeu mondial.

L’arrière-plan

L’intérêt stratégique de la Palestine (et du Proche-Orient) – qui explique la longévité peu ordinaire des rivalités dont elle a été l’objet –, et le caractère « saint » de cette Terre forment le terreau de l’affrontement, même s’ils ne sont pas la cause première de l’importance qu’il a acquis aujourd’hui.

Situé au carrefour de trois continents, le Levant est le lieu de passage d’une grande part du commerce mondial. Dès le XIXe siècle, son contrôle devient essentiel pour Londres, qui veut protéger, à travers le canal de Suez, la route des Indes, joyau de son empire. De plus, la région est devenue, au XXe siècle, le plus riche réservoir de pétrole de la planète.

L’affrontement autour de la Palestine s’est engagé avant même l’effondrement des deux empires ottoman et tsariste ; il s’est poursuivi durant la marche vers la seconde guerre mondiale, s’est intensifié avec la guerre froide, a résisté au « nouvel ordre international » né de l’effondrement de l’Union soviétique et se prolonge encore sans que personne puisse apercevoir une lueur au bout du tunnel. Henri Queuille, ministre de la IIIe République, prétendait qu’aucun problème ne résistait à l’absence de solution ; la Palestine en offre un contre-exemple tragique.

Depuis 1967, des guerres, dont certaines ont failli dégénérer en affrontements entre les deux blocs, ont installé le Proche-Orient à l’avant-scène de l’actualité : guerre de juin 1967 ; guerre d’usure entre l’Égypte et Israël (1968-1970) ; guerre d’octobre, dite de Ramadan ou de Kippour (1973) ; guerre civile libanaise en 1975 avec participation des Palestiniens et occupation israélienne du Sud ; invasion israélienne du Liban (1982) ; première Intifada (1987-1993) ; seconde Intifada, à partir de septembre 2000, avec sa vague d’attentats-suicides ; guerre contre le Hezbollah (2006) ; offensive israélienne contre Gaza (2008-2009) – sans même parler des différentes conflagrations dans le Golfe… Aucun autre conflit n’a occupé aussi longtemps une telle place dans les bulletins d’information.

Autre dimension des affrontements, le caractère « sacré » de la Palestine. Durant des siècles, les noms de Jérusalem, de Bethléem, de Hébron ont résonné dans la mémoire des fidèles des trois grandes religions monothéistes. Même si elles servirent de couverture à d’autres ambitions, les Croisades ont embrigadé pendant plusieurs centaines d’années des hommes et des femmes des deux bords de la Méditerranée. Et les juifs religieux allaient en Palestine pour y mourir et y être enterrés. Quand, à partir du XIIe siècle, ces terres revinrent durablement sous contrôle de puissances musulmanes, d’importantes communautés chrétiennes (et même juives) y vivaient, et la Palestine demeura un lieu de pèlerinage aussi bien pour les juifs que pour les chrétiens. Les voyages, à l’époque, n’étaient soumis à aucun visa, à aucun papier d’identité, mais aux aléas de la sécurité, les longs déplacements par mer ou par terre étant souvent hasardeux.

Aux XVIIIe et XIXe siècles, les collines de Jérusalem et les oliviers de Palestine attirèrent romanciers et peintres français ou britanniques. Chaque nom, chaque pierre évoquait la naissance des religions, les Livres saints, la traversée du Sinaï par Moïse, le sermon de Jésus sur la montagne, même pour des voyageurs que n’exaltait plus une foi conquérante. Durant de longues périodes, la Méditerranée fut une mer d’échanges, aussi bien humains que culturels, plutôt que de déchirements. Et l’esprit des Croisades ne soufflait pas toujours sur la « mer du milieu »…

A une exception près toutefois, passée largement inaperçue : l’existence de penseurs protestants qui, interprétant des passages de la Bible, et notamment de l’Apocalypse, voyaient dans le « retour » des juifs en Palestine, puis leur conversion, une étape nécessaire à la venue du Messie. Ce millénarisme a eu une influence substantielle sur la politique britannique, comme il en a une aujourd’hui aux États-Unis.

En revanche, alors que déclinait en partie l’attraction des religions, une nouvelle idéologie émergeait : le nationalisme. A la fin du XIXe siècle, l’Organisation sioniste mondiale était fondée, qui revendiquait un État juif en Palestine ; et, déjà, un mouvement de renaissance arabe (nahda) ambitionnait d’assurer l’indépendance des Arabes face à l’Empire ottoman, mais aussi face aux puissances européennes.

La « reconquête » de Jérusalem par les troupes alliées en 1918 ne pouvait manquer de soulever une vague de consternation dans le monde musulman. Elle entérinait l’effondrement du dernier grand empire musulman, l’Empire ottoman – dont on oublie trop souvent qu’il fut une des puissances européennes les plus avancées du continent aux XVe et XVIe siècles – ; l’abolition du califat, symbole de l’unité (en partie factice) de l’oumma, la communauté des croyants, mais aussi du « retard » dans lequel s’enfonçait le monde arabe, et plus généralement le monde non développé. Cette reconquête marquait l’apogée de la domination de l’Europe sur la planète.

Dictée par des ambitions purement « géopolitiques », la prise de Jérusalem pouvait être lue comme une revanche sur la défaite des Croisades. N’est-ce pas un général français qui, après avoir pris Damas en 1920, alla se recueillir sur la tombe de Saladin, le « libérateur » de Jérusalem pour les musulmans, et aurait déclaré : « Saladin, nous voilà de retour »  ?

Le Royaume-Uni, qui avait obtenu en 1922 le mandat de la Société des Nations (SDN) sur la Palestine, se voyait aussi confier la mise en œuvre de la « promesse Balfour » (2 novembre 1917), un engagement pris par Londres de favoriser la création d’un « foyer national juif ». L’affrontement se déploya dans ses formes actuelles, mais la Palestine resta un aimant pour nombre de pèlerins : juifs, musulmans et chrétiens pouvaient s’y rendre et y accomplir leurs devoirs religieux. La dimension « sainte » de cette terre ne disparaîtra jamais, même quand l’affrontement prendra un caractère national – qu’on l’interprète comme la lutte du peuple juif pour retourner dans sa patrie (y compris en affrontant parfois l’empire britannique à partir du début des années 1940) ou comme une lutte anticoloniale des Palestiniens contre les Britanniques et l’immigration sioniste. Elle servira toujours, avec plus ou moins de force suivant les périodes, à alimenter l’imaginaire des uns et des autres, à conforter leur mobilisation. Ni le Vietnam, ni l’Afrique du Sud n’ont jamais mis en mouvement un tel héritage culturel et religieux dans l’inconscient collectif des mouvements et des personnes qui se sont mobilisées pour leur cause.

Le génocide des juifs

A la croisée du religieux, du politique et de l’histoire, la persécution des juifs et le génocide perpétré durant la seconde guerre mondiale marqueront l’histoire de la Palestine, mais de manière différenciée selon les époques. Jusqu’à la fin des années 1920, le mouvement d’émigration juive en Palestine reste limité, et le sionisme, très minoritaire parmi les juifs du monde, est un échec. Deux éléments vont inverser le cours de l’histoire : la fermeture des Etats-Unis (et en partie de l’Europe de l’Ouest) à l’immigration ; la marche des nazis vers le pouvoir et l’antisémitisme de plus en plus militant en Allemagne et en Europe orientale. Le nombre des juifs cherchant asile en Palestine s’accroît d’autant plus que tous les autres pays leur sont fermés.

La période 1936-1939 représente le grand tournant en Terre sainte : la révolte palestinienne est écrasée ; le mouvement sioniste, renforcé par un grand nombre d’émigrants européens, se dote de puissantes milices et achève la transformation du Yichouv (la communauté juive en Palestine) en quasi-Etat, avec ses institutions, son économie, ses partis, son armée, etc. C’est de ce moment que date la véritable naissance d’Israël et la transformation du « problème juif » : le judaïsme fut, au XIXe siècle, la négation du nationalisme européen ; le sionisme transforme, par la colonisation de la Palestine, les juifs du Yichouv en communauté nationale dans laquelle vont se reconnaître et s’identifier nombre d’Européens. Cette sympathie se manifeste déjà dans les années 1920 parmi des journalistes et des intellectuels, fascinés par la réussite d’un projet colonial (lire, par exemple, Joseph Kessel, Terre d’amour, 1927).

Le génocide perpétré durant la seconde guerre mondiale ne joue pas un rôle majeur dans l’adoption par l’Assemblée générale des Nations unies du plan de partage de la Palestine (29 novembre 1947). S’il alimente, bien évidemment, la sympathie dans les opinions publiques du Nord à l’égard du jeune Etat, il n’a pas encore conquis la place centrale qu’il occupera à partir de la fin des années 1960 : d’un côté, les dirigeants d’Israël veulent donner une image de juifs combattants à l’opposé de ceux qui se sont « laissé conduire à l’abattoir » ; de l’autre, les juifs sont considérés comme des victimes du nazisme au même titre que les déportés politiques ou les Tsiganes.

1962 et le procès Eichmann, 1967 et la guerre de juin, les années 1970 et la « découverte » de la collaboration en France et en Europe donneront une dimension nouvelle au génocide et influeront de manière importante sur la perception du conflit israélo-palestinien et, aussi, sur sa mondialisation.

Un cadre international bouleversé,
une place nouvelle de la Palestine

C’est sur cet arrière-fond historique, stratégique et religieux que la Palestine va s’imposer, à partir des années 1990, puis surtout après l’éclatement de la seconde Intifada (novembre 2000), sur la scène mondiale. Le conflit acquiert une place nouvelle, une dimension qu’il n’avait sûrement pas dans les années 1970 ou 1980 – où, au mieux, on le considérait comme une lutte parmi d’autres, au pire, comme une simple extension d’un mouvement nationaliste arabe peu fréquentable. La mobilisation de quelques groupes d’extrême gauche européens en faveur des Palestiniens après 1967 – limitée par le poids de la question juive et par la « découverte » par l’Europe de la spécificité du génocide et de la responsabilité des Etats européens dans son accomplissement (la traduction du livre de Robert Paxton La France de Vichy date de 1973) – s’inscrit plutôt dans la solidarité mondiale anti-impérialiste et dans le grand rêve de révolution mondiale. Pour Jean Genet, dans Un captif amoureux, la Palestine était au cœur « d’une révolution grandiose en forme de bouquet d’artifice, un incendie sautant de banque en banque, d’opéra en opéra, de prison en palais de justice ».

La situation a désormais changé. Comme avant elle le Vietnam ou l’Afrique du Sud, la Palestine dévoile la réalité des relations internationales. Celles-ci sont marquées par la domination occidentale sur le monde et sa contestation de plus en plus forte. Une période de deux siècles marquée par la conquête européenne du monde est en train de s’achever.

La scène internationale a été bouleversée par la disparition de l’URSS qui mit un terme à toute idée d’inscrire la lutte autour de la Palestine et d’Israël dans le champ de la guerre froide – de toute façon, même si, depuis 1967, le « camp socialiste » a appuyé les Arabes et les Etats-Unis Israël, le conflit a toujours été à l’étroit dans la grille Est-Ouest. La période de l’après-1990 fut aussi marquée par l’affirmation des Etats-Unis comme unique super-puissance. Francis Fukuyama parle même de la « fin de l’histoire » et la victoire sans retour du modèle libéral démocratique. Vingt ans plus tard, avec l’enlisement américain en Irak (et en Afghanistan) et la crise économique et financière, la dynamique mondiale est marquée par l’essoufflement de la domination occidentale. L’ancien ordre international est contesté tant par l’affirmation sur la scène mondiale de la Chine, du Brésil, de l’Inde et de nombreux pays naguère dominés qu’à travers les luttes altermondialistes et celles de nombre de mouvements contestataires. Cette « insurrection » contre l’ordre ancien ne concerne pas seulement le domaine de la politique ou de l’économie, mais aussi ceux de la culture, de l’histoire. C’est tout un récit de l’histoire du monde qui est remis en cause, un récit dans lequel l’Europe et les Etats-Unis occupaient jusque-là une place prépondérante tandis que les pays du tiers-monde étaient relégués dans une sorte d’antichambre. Parallèlement se renforce l’idée d’un « choc des civilisations », d’une « menace islamique ».

D’autre part, c’est le moment où les images du Proche-Orient submergent les écrans de télévision du monde. Nous en savons bien plus sur cet affrontement, aussi bien en Europe que dans le reste du monde, que sur n’importe quel autre. Même si chacun n’en maîtrise évidemment pas les tenants et les aboutissants, chacun a lu ou entendu mille et une analyses, vu mille et un reportages. La révolution technologique de la fin des années 1980, avec le numérique et les chaînes de télévision d’information en direct, permet aux téléspectateurs de vivre de plain-pied dans l’actualité. Le monopole de CNN durant la première guerre du Golfe (1990-1991) ayant été battu en brèche par les chaînes satellitaires arabes – et surtout par la plus célèbre d’entre elles, Al-Jazira –, et l’utilisation par des individus sur le terrain de portables et de caméras vidéos se généralisant, plusieurs récits s’entendent désormais sur la scène mondiale, pour la première fois depuis l’effondrement de l’URSS et la disparition du « camp socialiste ». Et le récit d’Al-Jazira et des autres chaînes du Sud a d’autant plus d’impact que ces médias répondent aux critères occidentaux de professionnalisme…

Enfin, la présence, aussi bien en Europe qu’en Amérique latine, et même aux Etats-Unis, d’importantes immigrations arabes et musulmanes, qui voient dans les Palestiniens la « métaphore » de leur propre situation, et le rôle des communautés juives – en majorité ralliées à Israël et à sa politique – à travers le monde contribuent à la mondialisation des polémiques.

La Palestine mêle évidemment nombre de dimensions. Trois d’entre elles expliquent sa place centrale : la redécouverte d’une histoire longtemps occultée de domination coloniale ; l’injustice maintenue et la violation permanente du droit international ; le « deux poids, deux mesures » appliqué par les gouvernements et par nombre d’intellectuels occidentaux dans leur lecture du conflit. Au croisement de l’Orient et de l’Occident, du Sud et du Nord, la Palestine symbolise à la fois le monde ancien et la gestation du monde nouveau.

Très longtemps, l’histoire dominante du choc proche-oriental se résuma au « miracle » que représentait la création d’un Etat juif en Palestine, le « retour » de ce peuple sur sa terre, dont il avait été chassé il y a deux mille ans, « un peuple sans terre pour une terre sans peuple », le désert transformé en verger, le socialisme des kibboutz. La guerre de 1948-1949 passa pour le combat héroïque de David contre Goliath : des soldats moins nombreux et moins bien équipés, dont certains étaient des rescapés du génocide des juifs en Europe, résistaient à l’assaut des armées arabes coalisées. Personne n’avait vu, au sens propre du terme, l’expulsion de centaines de milliers de Palestiniens (lire  Comment Israël expulsa les Palestiniens (1947-1949), de Dominique Vidal).

Il fallut plusieurs décennies pour que, grâce notamment aux nouveaux historiens israéliens, le récit fait par les Palestiniens de la guerre de 1948-1949 – et de leur expulsion massive – devienne enfin audible au-delà du monde arabe. Ce retour du refoulé coïncidait avec un mouvement, perceptible dans tous les pays anciennement colonisés, pour réécrire une histoire jusque-là rédigée à travers des grilles d’interprétation occidentales. Ce qui se joue aussi en Palestine, c’est l’interprétation de l’histoire mondiale des XIXe et XXe siècles, de la politique coloniale et de ses conséquences sur le monde.

Deuxième dimension, la permanence d’une injustice politique qui, partout ailleurs sur la planète, a été, au moins en partie, réparée. L’immense majorité des peuples ayant accédé à l’indépendance, les derniers – Afrique portugaise, Afrique du Sud, Namibie, Timor – dans les années 1970-1990, la colonisation a disparu de la surface de la Terre. La Palestine rappelle que le colonialisme a marqué pour longtemps l’histoire contemporaine et que même sa fin politique ne signifie pas qu’il s’est simplement évanoui, ni que les injustices qu’il a provoquées se sont effacées. Il est une page que l’on ne peut pas purement et simplement tourner. Et, contrairement aux Indiens d’Amérique ou aux populations autochtones d’Australie ou de Nouvelle-Zélande, les Palestiniens maintiennent une présence forte et massive sur leur territoire national ou autour de lui, et exercent donc une pression par leur seule présence, qui n’est pas près de disparaître, quels que soient les aléas de leur lutte.

Enfin, troisième facteur, le « deux poids, deux mesures » appliqué par les Etats-Unis et l’Europe (non seulement par les gouvernements, mais aussi par nombre d’intellectuels). On entend souvent l’argument selon lequel l’analyse du heurt israélo-palestinien obéirait à des règles différentes, qu’Israël serait jugé selon des lois distinctes. Cela est en partie vrai, mais pas dans le sens que lui attribuent certains. Quel autre exemple d’occupation condamnée depuis plus de quarante ans par les Nations unies et qui perdure ? Quel autre exemple d’occupation où la puissance conquérante peut installer près de 500 000 colons dans les territoires occupés – ce qui, en droit, constitue un « crime de guerre » – sans que la communauté internationale prenne aucune sanction ? Quel autre exemple d’une puissance qui déclenche une agression comme celle de Gaza en décembre 2008, affirme ouvertement qu’elle a recours à des moyens « disproportionnés », qui commet des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ? Imaginons un moment que la Serbie se déclare « Etat des Serbes » : que dirait la communauté internationale face à l’exclusion de toutes les minorités ethniques de cet Etat ? Or Israël se proclame « Etat juif » et met de facto à l’écart plus de 15 % (sans compter les Arabes de Jérusalem) de sa population – tout en leur accordant le droit de vote.

Une remarque importante à ce stade. Si d’autres conflits, même plus meurtriers, ne suscitent pas un tel intérêt – que ce soit la guerre au Congo et ses millions de morts ou le conflit du Sri Lanka –, c’est qu’ils ne se situent pas à ce « carrefour » des relations entre le Nord et le Sud qui est au cœur de l’histoire depuis le début du XIXe siècle.

Il est vrai que nombre d’Etats arabes (ou autres), qui défendent verbalement les Palestiniens, n’ont pas hésité à les massacrer, que leurs régimes sont autoritaires ou dictatoriaux et qu’ils manipulent la cause palestinienne pour détourner leurs opinions des nécessaires réformes internes. Ils ne sont pas les mieux qualifiés pour se présenter en champions de la cause palestinienne. Mais la justesse de celle-ci ne dépend pas de la « qualité » de ses défenseurs : l’apartheid était condamné par tous les gouvernements africains, dont certains étaient bien peu recommandables. Il n’en demeure pas moins que la Palestine est une injustice flagrante. Et c’est ce sentiment d’injustice qui anime les mouvements de solidarité à travers le monde.

En réalité, et sous couvert du génocide, l’Occident refuse d’appliquer à ce conflit les mêmes règles d’analyse que celles qu’il applique en général. Ailleurs, on se réclamera du droit international, des droits humains, du droit de la presse et des journalistes de couvrir les guerres, de la nécessaire proportionnalité des actions. Les exactions serbes contre les Kosovars, souvent réelles, parfois inventées, peuvent servir à justifier une intervention militaire de l’OTAN contre la Serbie. Le comportement de la Russie contre les Tchétchènes est à juste titre condamné, et aucune action terroriste menée par les rebelles à Moscou ou ailleurs ne dédouane l’ex-Armée rouge. Mais que « la quatrième (ou troisième) armée du monde » s’attaque au territoire minuscule de Gaza sur lequel s’entassent plus de 1,5 million de personnes, qu’elle bombarde des écoles, tue des centaines de civils, détruise les infrastructures, et alors les gouvernements occidentaux et certains intellectuels trouvent des excuses et des justifications à ce qui relève de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.

Choc de civilisation ou enjeu politique ?

Cette lecture politique s’oppose à une autre, qui verrait la Palestine au cœur d’un affrontement entre le monde judéo-chrétien et l’islam ou un simple prétexte à l’éternel antisémitisme. La vision d’une « guerre de civilisation », des protagonistes des deux côtés la partagent, un type de déformation qui n’est pas nouveau : au temps de la guerre froide, la guerre du Vietnam et même la lutte en Afrique du Sud étaient vues, par certains, comme un avatar du choc entre l’Est et l’Occident. M. Nelson Mandela, aujourd’hui porté aux nues, passait pour un terroriste, et même Amnesty International refusait de l’adopter comme « prisonnier de conscience » car il prônait la lutte armée. La crainte du communisme agissait alors comme un frein à la solidarité, mais de manière moins puissante que celle de l’islamisme politique.

Désormais on agite deux épouvantails, la peur d’un « retour » de l’islam et la résurgence de l’antisémitisme.

La place occupée par le Hamas (et aussi par le Hezbollah) dans la résistance paralyse bien des bonnes volontés en Occident. Il peut sembler, après coup, qu’il était plus facile d’être solidaire du Vietnam – malgré le rôle central des communistes – que de Palestiniens, dont un nombre important se reconnaissent dans un mouvement islamiste. On peut rétorquer que, dans l’histoire, la religion a inspiré nombre de mouvements anticoloniaux. C’est au nom de l’islam que le Mahdi, incontestablement un « réactionnaire », mena la révolte au Soudan contre la présence britannique à la fin du XIXe siècle. Fallait-il, parce que le Royaume-Uni était un pays démocratique et se réclamait des Lumières, dénoncer cette révolte « réactionnaire » ? Sans revenir sur la complexité et la diversité des formations islamistes, croit-on vraiment que, s’ils gagnent, ils imposeront des régimes plus répressifs que ceux de l’Algérie, de l’Irak ou de la Syrie « laïques », ou encore de l’Egypte ? Le droit à la résistance contre l’oppression étrangère est un droit universel reconnu à tous les peuples : l’Occident n’a aucun droit à l’accepter pour les uns et à le refuser pour les autres. Et si la « religion » n’était que l’habit emprunté actuellement par le mouvement de résistance à l’injustice ?

Cela n’empêche pas de rester attentif à l’avenir, à ne pas se bander les yeux et à appuyer tous ceux qui veulent construire demain une société palestinienne plus démocratique, plus juste. La seule volonté de mettre un terme à l’injustice ne garantit pas, l’histoire l’a prouvé, la construction d’une société démocratique.

Le poids de la Shoah est, en Occident, énorme. Certains, notamment dans l’aire musulmane, estiment que ce génocide est purement et simplement instrumentalisé, manipulé, voire qu’il n’a pas eu lieu – ou n’a pas eu la dimension que l’historiographie lui accorde. Pour nombre de forces au Nord, au contraire, il est un événement marquant de l’histoire européenne, et toute tentative de le minimiser est condamnable. Peut-on dépasser ces divergences ?

L’historien israélien Tom Segev résume les deux leçons contradictoires que la société israélienne peut tirer du génocide des juifs : 1) personne n’a le droit de « rappeler aux Israéliens des impératifs moraux tels que le respect des droits de l’homme », car les juifs ont trop souffert et les gouvernements étrangers ont été incapables de leur venir en aide ; 2) on peut, au contraire, penser que le génocide « somme chacun de préserver la démocratie, de combattre le racisme, de défendre les droits de l’homme ». Et donc de défendre aujourd’hui les Palestiniens… Pourtant, la sensibilité au Nord et au Sud ne sera jamais la même, que ce soit sur les formes de lutte, le terrorisme, la légitimité d’Israël, le contenu d’une solution politique, etc.

Dans ce combat, la lutte contre l’antisémitisme est importante. Elle est rendue plus difficile par l’identification à laquelle on assiste, des deux côtés, entre Israël et les juifs. Quand Richard Prasquier, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), déclare, à propos de l’offensive israélienne contre Gaza : « Je peux vous affirmer que 95 % de la communauté juive de France est en accord avec la politique d’Israël et avec ce qu’entreprend son armée », le journaliste Jean-François Kahn a raison de dire que cette phrase devrait valoir à son auteur une poursuite devant les tribunaux pour antisémitisme. Quand des prêcheurs musulmans dénoncent les juifs et leur mainmise sur le monde, en se référant aux Protocoles des sages de Sion, ils relèvent d’une démarche similaire. Lutter contre ces amalgames, contre toutes les formes de racisme, à l’encontre des juifs ou des Arabes, contre toute idée de « choc des civilisations », est l’un des enjeux des années à venir.

Certains affirment que la seule solution reste la création d’un État palestinien aux côtés de l’état d’Israël. D’autres assurent que la colonisation massive de la Cisjordanie et de Jérusalem rend ce dénouement illusoire et prônent un État binational où les deux nationalités, arabe-palestinienne et juive-israélienne, jouiraient de droits équivalents. D’autres encore évoquent le modèle sud-africain, un État de tous ses citoyens : un homme, une femme, une voix. Quoi qu’il en soit, il est difficile d’imaginer une solution sans adhésion d’une majorité de la population présente aujourd’hui sur le territoire de la Palestine historique. Il faut rappeler que la fin de l’apartheid n’a été possible que parce que le Congrès national africain (ANC) a été capable de formuler un projet pour tous les citoyens de l’Afrique du Sud et de les unir, Noirs, métis et Blancs dans le combat.

Du Vietnam à l’Afrique du Sud

Durant la période qui a suivi la seconde guerre mondiale, le Vietnam et l’Afrique du Sud ont conquis une place à part dans les relations internationales, transcendant les frontières pour symboliser le combat d’une génération. A partir des années 1960, la guerre du Vietnam a été à l’intersection de deux mouvements : les insurrections nationales, qui allaient emporter les empires édifiés notamment par le Royaume-Uni et par la France ; l’aspiration au socialisme et à des transformations sociales profondes. Cette guerre allait représenter la « lutte héroïque » d’une petite nation contre la principale puissance mondiale, les États-Unis, qui cherchaient à imposer leur hégémonie à l’échelle internationale. Le petit peuple vietnamien symbolisait le soulèvement des damnés de la Terre, et le choix des armes pour résister était considéré par les opinions publiques, y compris au Nord, comme légitime, et non comme du terrorisme.

La solidarité contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud s’intensifia dans les années 1980. Deux éléments de ce régime furent particulièrement honnis : son racisme institutionnel et son caractère colonial. La dimension d’affrontement Est-Ouest restait présente, car l’URSS ne ménageait pas son aide au Congrès national africain (ANC), tandis que nombre de pays occidentaux, dont les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et Israël, collaboraient, malgré des condamnations de principe, avec le régime d’apartheid. Le combat de l’ANC et de M. Nelson Mandela, dénoncé comme « terroriste » par Ronald Reagan et Mme Margaret Thatcher, incarnait l’aspiration à l’égalité humaine et à une société de justice « arc-en-ciel ».

Dès 1975, avec la victoire du peuple vietnamien, commença un reflux des mouvements politiques de solidarité. On assista à leur dépolitisation : les médecins sans frontières remplacèrent les Brigades internationales, les victimes succédèrent aux résistants – l’humanitaire se substituait au politique et la lutte armée était dénoncée comme du terrorisme. Cette évolution s’appuyait, bien sûr, sur les désillusions qu’avaient engendrées le combat anticolonial et les indépendances : toute lutte ne débouchait pas sur la justice ; l’usage de la lutte armée n’était pas en lui-même libérateur, il pouvait même aboutir à des formes d’organisation autoritaires et antidémocratiques ; les combattants de la liberté pouvaient se muer en dictateurs tyranniques. L’Afrique du Sud montra toutefois que la volonté de changement révolutionnaire n’était pas forcément synonyme de « goulag ».

Alain Gresh

Partager cet article