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Rêves d’Abou Dhabi

Pour la première fois depuis cinquante ans, la France ouvre une nouvelle base militaire permanente à l’étranger, au surplus hors de son habituel « pré carré » africain. La base, inaugurée le 25 mai à Abou Dhabi par le président Nicolas Sarkozy et le cheikh Khalifa bin Zayid Al Nahyan, est la première implantation territoriale française dans le secteur stratégique du Golfe, à quelques centaines de kilomètres de l’Iran, du Pakistan, et de l’Afghanistan : elle illustre la volonté du gouvernement français d’agir en priorité le long de « l’arc de crise » identifié par le Livre blanc sur la Défense et la Sécurité comme le plus menaçant pour les intérêts français, et plus largement occidentaux (1).

par Philippe Leymarie, 25 mai 2009

Cette base interarmées dite « de soutien » – 4 à 500 personnels, dont une majorité en rotation – est d’abord une escale navale, installée au port de commerce, qui permettra l’accueil « national » de la trentaine de navires de la marine nationale transitant chaque année à Abou Dhabi, et des milliers de militaires séjournant aux émirats pour l’encadrement de stages, entraînements ou exercices. Des éléments interarmées européens pourront éventuellement profiter de ces facilités qui comprennent également une base aérienne (BA 104), avec détachement permanent d’une escadrille de chasse, et plus tard un groupement « terre » qui préparera au combat en zone urbaine et à l’aguerrissement au terrain désertique. Suite à un arrangement conclu en janvier 2008, les terrains sont concédés par l’Etat émirati, qui a financé les gros travaux d’aménagement.

La France se retrouve ainsi aux avant-postes d’une zone-clé du Golfe, le détroit d’Ormuz, en partie contrôlé par l’Iran, par où transitent 40 % du trafic mondial de pétrole et de gaz. « A Paris, certains précisent que cette base découle d’une demande des Emirati, et non l’inverse, écrit la lettre confidentielle TTU : pour ne pas s’enfermer dans une alliance exclusive avec les Etats-Unis, les monarchies du Golfe s’attacheraient à diversifier leurs partenaires. Néanmoins, au plan régional, la présence américaine reste sans égale : Bahreïn accueille l’état-major de la Ve flotte, le Qatar le QG du Central Command et le centre d’opérations aériennes (CAOC), d’où sont gérés tous les avions alliés qui bombardent en Irak et en Afghanistan, et le Koweït plusieurs camps de l’armée de terre (2)  ».

La création de cette base a été présentée par Paris comme « la conséquence directe de l’accord de défense liant la France aux EAU depuis janvier 1995 », qui devait être renouvelé à l’occasion de la visite présidentielle de ce 26 mai. Ce petit pays (3), riche en gaz et en pétrole consacre plus de 10 milliards de dollars à sa défense (4).

L’armement, un outil diplomatique

Fusionnées depuis 1976, les armées des sept émirats comptent 51 000 hommes, sous commandement unique, formés selon une tradition essentiellement britannique, et des matériels notamment américains ou russes. Mais la cavalerie blindée de l’armée émiratie est équipée de près de 400 chars Leclerc français ; et son aviation, une des plus modernes du Proche-Orient, d’une soixantaine de Mirage 2000-9 de dernière génération. Une vingtaine d’exercices sont organisés chaque année entre soldats français et émiratis, parfois en commun avec les forces du Qatar ou d’Arabie saoudite.

Les Emirats avaient fait savoir en juin 2008 qu’ils envisageaient « sérieusement » de remplacer à partir de 2013 leurs Mirage par des chasseurs Rafale, le dernier-né du constructeur français Dassault, qui n’a encore jamais été exporté. Les discussions en cours devraient connaître une nouvelle impulsion après le passage du président français Nicolas Sarkozy, accompagné notamment de l’état-major de Dassault. Mais elles butent sur les exigences techniques et financières des EAU : ils souhaitent que Paris rachète « ses » Mirage, et que les futurs Rafale émiratis soient dotés d’une avionique et d’un armement dernier cri, qui n’est pas encore en service sur les appareils destinés à l’armée française.

L’affaire devrait cependant se conclure… Il sera alors prouvé, une fois de plus, qu’une vente d’armement n’est jamais économiquement « pure », que ce n’est pas d’abord une affaire d’argent. Et qu’au contraire – s’agissant de « placer » pour la première fois, dans un petit pays aux avant-postes stratégiques, une machine qui fait l’orgueil du lobby militaro-industriel franco-français, mais qui n’a jamais pu être vendue jusqu’ici à l’export –, c’est un outil diplomatique, un geste politique majeur. De ce point de vue, le marché des avions de combat est tout sauf « libre », un pays (fortuné) n’acceptant d’acheter français que parce qu’il cherche à échapper à une domination trop forte des vendeurs américains ou russes, ce qui est le cas des Emirats.

Des deux côtés, il s’agit donc d’un engagement profond et à long terme. Les avions de combat de dernière génération, outre qu’ils sont faits pour faire évoluer significativement le rapport local des forces, ne peuvent fonctionner sans un soutien constant du vendeur, à la fois pour la mise en œuvre des machines (formation, entraînement, interfaces à terre), leur maintenance (pièces, réparations), et l’évolution vers des standards modernisés.

Dernière chance pour Dassault

A ce stade, l’exportation du premier Rafale, vingt-trois ans après le début de sa conception, serait un signal, éventuellement une porte ouverte sur une seconde carrière (avec d’éventuels acquéreurs en Suisse, en Libye…) ou au contraire la fin symbolique d’une aventure industrielle « nationale » en forme d’« éléphant blanc ».

Pour Dassault, unique constructeur privé d’avions de combat, mais entièrement dépendant de la commande publique, c’est un peu l’opération de la dernière chance : les commandes nationales, en régression, ne pourraient suffire à maintenir un savoir-faire militaire que trois ou quatre pays dans le monde possèdent actuellement. L’ensemble du secteur industriel aéronautique militaire « national » – électroniciens, motoristes, missiliers, etc. – en pâtirait durablement (5).

Par ailleurs, l’ouverture d’une base à Abou Dhabi, escale navale mais aussi centre d’aguerrissement au combat en zone désertique, avec des possibilités d’entraînement aérien en vraie grandeur et en « terrain libre – tout ce qu’offre déjà la base de Djibouti, à l’entrée de la mer Rouge, plus au sud – pose à terme la question de l’avenir de cette implantation dans la Corne de l’Afrique, la plus importante actuellement du dispositif français outre-mer (2 800 hommes).

TTU évoque d’ailleurs la possibilité d’une installation à terre, sur la base d’Abou Dhabi, du commandement des forces françaises de l’océan Indien (Alindien), actuellement « embarqué » à bord de pétroliers-ravitailleurs qui se relaient tous les six mois. Une question aussi : sans évoquer même le débat sur la légitimité de telles ambitions, la France a-t-elle les moyens de continuer à jouer ainsi, presque en « solo », un rôle de (moyenne) grande puissance dans ces parages lointains, fût-ce par le truchement des petits Emirats ?

Philippe Leymarie

(1Le président Nicolas Sarkozy avait présenté la réintégration de la France au sein du commandement militaire de l’Otan, en avril dernier, comme une réaffirmation de son appartenance à la « famille occidentale ».

(2Paris est également lié depuis 1994 au Qatar par un accord de défense, et au Koweït par un accord militaire technique, et maintient par ailleurs des consultations étroites avec l’Arabie saoudite dans le domaine de la coopération militaire. En outre, Paris a renoué en mars dernier des liens avec Bagdad dans le domaine de la défense, pour la première fois depuis 1990.

(32,6 millions d’habitants, en majorité immigrants asiatiques non citoyens.

(4Soit environ un quart du budget militaire de la France, qui compte plus de 60 millions d’habitants.

(5Comme il en serait le cas pour une partie de l’aéronautique européenne si le projet d’avion de transport tactique militaire A 400 M – l’Airbus militaire, en retard de trois ans sur les prévisions – devait tourner court.

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