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Ventes d’armes, les affaires reprennent

L’industrie de l’armement en mal d’embargo

Nous ne nous expliquions pas, en préparant le dossier sur les ventes d’armes dans le monde, publié ce mois d’avril par le « Monde diplomatique », le rang de 2e fournisseur d’armes à la Chine attribué à la France sur la période 2011-2015 par le Stockholm International Peace Research Institute (Sipri), qui fait autorité sur ces questions, et cela en dépit d’un embargo européen contre Pékin.

par Philippe Leymarie, 5 avril 2016
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« Death with style.... »
Mao (lance) avec motifs de nuages et de tonnerre, entre le début du VIe siècle et - 476 avant JC. Musée de Shangaï. CC Dennis Jarvis.

Coordinatrice de ce dossier, Martine Bulard a demandé au Sipri comment expliquer la position, à priori étonnante, de la France dans ce classement. Voici la réponde circonstanciée et bien intéressante que lui a fait Siemon T. Wezeman, chercheur principal du département « armes et dépenses militaires » du Sipri :

« La France (et plusieurs autres membres de l’Union européenne) sont répertoriés par nous en tant que fournisseurs d’armements majeurs à la Chine, en dépit de l’embargo sur les armes de l’UE en vigueur depuis 1989, et cela pour plusieurs raisons. La principale est que Sipri ne prend pas en compte seulement les livraisons directes des fournisseurs, mais aussi la production sous licence dans le pays bénéficiaire.

Dans le cas de la Chine, il s’agit d’hélicoptères (Super Frelon, Dauphin), de missiles et systèmes de missiles (Crotale), de moteurs diesel pour navires (SEMT Pielstick) et de capteurs (radar naval et sonar) — des équipements qui sont d’origine française, mais sont produits en Chine sous licence depuis des décennies, et donc toujours inclus par le Sipri dans les livraisons d’armes françaises.

Tant que les livraisons et la production sous licence sont basées sur les décisions d’exportation du pays fournisseur, sa responsabilité reste engagée (ce qui ne serait pas le cas si la Chine reproduisait ces armements illégalement, ou si elle produisait des armes basées sur des plans importés mais sensiblement modifiées sur place).

Dans certaines de ces productions utilisant des plans français, certains composants sont encore importés de France (comme dans le cas des hélicoptères Dauphin, fabriqués en Chine sous le nom de Z-9, pour lesquels des entreprises françaises livrent encore ou sont encore susceptibles de fournir des éléments clés du moteur et du système de rotor) ; dans d’autres cas, il est probable que la France ne fournit plus de composants ( comme par exemple pour les systèmes Crotale de défense aérienne produits en Chine sous le nom de HQ-7). »

Armements majeurs

Il y a d’autres raisons, continue Siemon Wezeman :

« a) L’embargo sur les armes de l’UE est très vague (il ne définit pas ce que sont les “armes” visées, contrairement à d’autres embargos de l’UE). Les Etats de l’Union européenne ont donné au fil des années des interprétations variées et très différentes de ce que sont des “armes” dans ce cas. Ainsi, même sous ce régime d’embargo, des Etats membres de l’UE peuvent attribuer des licences d’exportation d’équipements militaires à la Chine.

Les données officielles sur l’exportation des équipements qui figurent dans la “liste militaire” de l’UE — pour lesquels normalement une licence d’exportation spécifique pour chaque contrat ou livraison est nécessaire — prouvent que les Etats de l’Union ont livré depuis 1989 des volumes parfois étonnamment élevés de ces marchandises. Il peut s’agir de produits de la “liste militaire” affectés à des utilisations civiles (par exemple, des systèmes radar de contrôle de la circulation aérienne ou de communication), mais souvent ce n’est pas aussi clair, et ces données sont une indication supplémentaire de ce que des Etats de l’UE ont encore des relations dans ce domaine avec la Chine, et endossent une certaine responsabilité dans la montée de la puissance militaire chinoise.

b) Certains des systèmes couverts par la base de données du Sipri pourraient ne pas être considérés comme assez militaires pour justifier l’exigence d’une licence d’exportation. Le Sipri prend en compte ce qu’il appelle “les armements majeurs”, mais comme il n’y avait et il n’y a toujours pas de définition universellement admise de ces “armes” ou “armements majeurs”, nous nous en tenons à notre propre définition.

Cette catégorie comprend, pour nous, des hélicoptères non armés et des avions et des moteurs pour navires (le même type pouvant être utilisé pour des navires militaires ou civils) : selon nous, c’est la destination pour l’utilisateur final militaire qui compte, mais les gouvernements des pays fournisseurs peuvent avoir des conceptions différentes (par exemple, nous incluons les moteurs diesel allemands utilisés dans les sous-marins chinois, mais lors de leur exportation, ils n’étaient pas encore couverts par la réglementation allemande sur les exportations d’armes. Et n’auraient certainement pas été pris en compte par l’embargo de l’UE) ».

Indicateurs de tendance

Dans leur « Compendium 2015 sur les « dépenses militaires, productions et transferts d’armes », paru en février dernier, Luc Mampaey et Christophe Stiernon, du groupe de défense et d’information sur la Paix et la sécurité (Grip), expliquent pourquoi le Sipri préfère étaler les données sur plusieurs années, et établir des moyennes, afin de tenir compte des variations parfois très larges et « irrationnelles » d’une année sur l’autre.

Lire aussi Philippe Leymarie, « Ventes d’armes, la grande chasse aux milliards », Le Monde diplomatique, avril 2016.

Ils préviennent ainsi leurs lecteurs : « Les statistiques du Sipri, bien que d’une très grande rigueur, doivent être utilisées avec prudence en raison de la méthodologie utilisée, souvent mal comprise par le public, les médias et de nombreux chercheurs ». Ainsi, les chiffres publiés sont des indicateurs de tendance (Trend Indicator Value, TIV) établis selon une grille de prix propre au Sipri.

Le TIV est basé sur une estimation du coût de production unitaire d’un ensemble de types d’armes de référence. Lorsque le prix d’un armement n’est pas connu, il est estimé par comparaison avec les caractéristiques et l’année de production d’un armement comparable. Un armement d’occasion qui a déjà servi dans des forces armées est estimé à 40% du prix d’un armement neuf. Un armement qui a fait l’objet d’une révision ou mise à niveau majeure reçoit une valeur correspondant à 66% de celle d’un équipement neuf.

Le TIV ne représente donc pas une valeur financière réelle des ventes d’armes, mais a pour objectif d’établir une unité commune pour la mesure de l’évolution dans le temps des flux d’armements entre les pays et les régions. Le TIV ne peut donc en aucune manière être comparé avec, par exemple, le produit intérieur brut ou les chiffres des exportations contenus dans un rapport gouvernemental.

Le Grip précise également que les transferts de technologies ou de services ainsi que certains équipements — dont les armes légères et de petit calibre, les pièces d’artilleries d’un calibre inférieur à 100mm, ainsi que les munitions — sont exclus des statistiques du Sipri.

Science ou idéologie ?

Voilà qui invite donc à une certaine prudence ou humilité face à certaines données ou statistiques concernant le domaine militaire. Dans un article de la Revue internationale et stratégique publiée par l’IRIS (1) Olivier de France se demande, à propos de « l’usage rhétorique des statistiques de défense », s’il s’agit d’une « science exacte ou d’une idéologie ». Il affirme qu’un examen « même superficiel » des chiffres de la dépense militaire chinoise, par exemple, montrerait que les évaluations varient, selon les sources, de 112 à 240 milliards de dollars — une marge d’erreur de 128 milliards. « Quelle signification dès lors cela peut-il bien avoir d’affirmer que les dépenses militaires mondiales ont augmenté de 9 milliards de dollars pendant l’année 2013 ? »

Le même s’interroge sur la teneur du rapport sur l’industrie française de l’armement auquel Le Figaro consacrait une pleine page en septembre 2014, rapport établi — soulignait une petite note de bas de page — à partir d’entretiens avec des dirigeants de l’industrie, lesquels n’avaient pas à priori intérêt à minorer le nombre d’emplois créés et consolidés par les exportations d’armement, soit une quarantaine de millier de personnes.

« L’usage idéologique des chiffres de dépense militaire est parfois inversement proportionnel à leur robustesse méthodologique », écrit encore Olivier de France qui fait le compte des « carences ponctuelles, des lacunes structurelles, de la variation des périmètres » pris en compte dans l’établissement de ces statistiques. Mais, ajoute-t-il, « leur donner de la transparence dans un domaine aussi sensible que celui de la défense n’est tout simplement pas dans l’intérêt des Etats », si bien que « prendre les statistiques de défense pour argent comptant, c’est déjà les utiliser à mauvais escient ». Nous voilà prévenus.

Philippe Leymarie

(1« Un monde surarmé ou désarmé ? », Revue internationale et stratégique (RIS), no 96, hiver 2014.

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