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Les Sentinelle des autres (II)

Pas de parade dans les rues de Bruxelles et de Londres

Sans aller aussi loin qu’Israël — un contre-modèle en la matière — ni même que la France, plusieurs pays européens tablent sur un concours de l’armée pour la protection du territoire national dans des circonstances exceptionnelles, notamment la menace de type terroriste : c’est le cas de la Belgique et du Royaume-Uni (1).

par Philippe Leymarie, 10 octobre 2016
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Military
Patrouille buxelloise / cc Denkrahm)

Sur le plan purement légal, la Belgique – qui a eu son lot d’attentats, et a servi de base arrière à la préparation d’attaques menées en France – peut réquisitionner l’armée : le gouvernement l’a fait après les attentats du 22 mars 2016, pour pouvoir disposer d’une unité des forces spéciales. Mais c’est d’un emploi très rare, comme le soulignent les rapporteurs parlementaires français.

Lire aussi Sümbül Kaya, « Comment M. Erdoğan a maté l’armée turque », Le Monde diplomatique, octobre 2016.

En revanche, un protocole d’accord entre le ministère de la défense et le service fédéral de l’intérieur règle les conditions dans lesquelles les forces militaires peuvent être mises à la disposition de la police : les soldats déployés éventuellement sur la voie publique ne peuvent agir que dans un cadre de légitime défense, ne peuvent procéder à des fouilles (interdit qui avait été levé durant quelques jours à la suite des attentats de mars), ni développer en principe une activité de renseignement.

Echelle belge

L’actuelle mission de protection du territoire national dans laquelle sont engagés des militaires a été baptisée Vigilant Guardian. La moitié des effectifs sont présents à Bruxelles, notamment dans les gares. L’engagement est limité à un mois, et ne peut être renouvelé que par le conseil des ministres, après feu vert d’un comité stratégique inter-ministériel compétent en matière de renseignement et de sécurité. Dans la pratique, les patrouilles sont mixtes, mais c’est bien « la police qui dirige et assure le briefing des militaires », a-t-on précisé aux rapporteurs.

Leurs interlocuteurs ne leur ont pas caché que « le fédéralisme complique considérablement les choses », la région de Bruxelles-Capitale disposant par exemple de son propre conseil de sécurité… De façon générale, « il y a un recouvrement de compétences en matière de sécurité, et des hiatus de compétences ». Par exemple, l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (OCAM), autorité administrative fédérale chargée d’évaluer de façon indépendante la sécurité du territoire national, peut porter au niveau 4 l’évaluation de la menace pesant sur la sécurité du territoire et de la population (c’est le plus haut niveau existant dans l’échelle belge de mesure des menaces), mais n’a pas compétence pour suspendre l’activité des transports publics, décision qui appartient à la région seule.

La mise en œuvre des mesures de protection de niveau 4, en décembre 2015, avait révélé un manque de concertation entre les institutions : mais, selon les responsables du ministère de la défense, « des progrès ont été faits, dont atteste la gestion de la crise de mars 2016 ». Cette fois, les pouvoirs publics ont évité de prendre des mesures insuffisamment justifiées, comme la fermeture des écoles.

Vieillards sous-équipés

Mais les limitations de l’emploi des militaires dans les tâches de sécurité nationale tiennent surtout au mauvais état des forces. A quelques semaines de la retraite, le général Gerard Van Caelenberge, chef d’état-major, les a qualifiées « d’armée de vieillards sous-équipée (2) ». Selon cet officier, les coupes budgétaires décidées par le gouvernement de Charles Michel (1,5 milliard d’euros) ont eu des conséquences opérationnelles : il a fallu renoncer à envoyer en République centrafricaine le deuxième commando promis en appui des forces françaises ; tandis que l’armée de l’air est obligée de tenir un compte strict des projectiles largués sur des cibles en Syrie.

Si bien que pour « tenir dans la durée » l’engagement pris au titre de Vigilant Guardian – 950 hommes, sur un effectif total de 10 000 hommes dans l’armée de terre –, il faudra bien « élargir le vivier », reconnaissent les responsables, et recruter le plus rapidement possible des personnels qui seront affectés aux postes de soutien, pour étendre la ressource.

Effet anxiogène

M. Brecht Vermeulen, président de la commission de l’intérieur à la chambre des députés, relève que le point d’équilibre s’est déplacé dans la perception par les responsables politiques des mesures de protection du territoire national : si le programme de la majorité élue en 2014 prévoyait déjà des mesures de lutte contre le djihadisme et la radicalisation islamiste, certaines d’entre elles étaient vues comme difficilement conciliables avec les libertés individuelles, comme la création d’un fichier national recensant les noms des passagers des transports aériens (Passenger Name Record, PNR).

Mais « les événements ont modifié l’état d’esprit général », rendant ces propositions acceptables « moyennant la création d’un secrétariat d’État à la protection de la vie privée », affirme le parlementaire, qui regrette que ce changement d’état d’esprit ne soit pas général en Europe : il cite en exemple les retards pris par les institutions européennes dans la création d’un PNR européen et dans la gestion de la crise migratoire.

S’agissant de la manière dont le déploiement des militaires est ressenti par la population, M. Vermeulen a indiqué que des responsables politiques comme une large part de la population pouvaient s’interroger sur la « légitimité » de la présence des militaires sur le territoire national belge, surtout si ce déploiement devait devenir plus ou moins permanent, tout en faisant observer que les Belges « voient bien des militaires dans les rues de Lille, de Paris, de Rome, etc. », et que l’engagement des soldats apporte un réel « sentiment de sécurité ». Cependant, l’efficacité du dispositif reste en question ; et, selon le président du comité de la chambre des députés, l’usage par les militaires de véhicules blindés, en certaines occasions, a eu un effet plus anxiogène que rassurant pour une large part de la population.

En général, concluent les rapporteurs français, « les responsables politiques comme les militaires rencontrés en Belgique ont souligné que les habitants n’avaient pas le même rapport à la présence sur le territoire national de leurs militaires que les Français – qui y seraient plus accoutumés, et donc plus favorables ».

Préférence aux Bobbies

Comme d’autres pays, le Royaume-Uni est confronté aujourd’hui à une menace de type terrorisme islamiste : planifiée à la suite des attentats de Paris – « en s’inspirant de l’opération Sentinelle », et avec le conseil de leurs homologues français, ont précisé des responsables britanniques –, l’opération Temperer a été conçue par l’armée, au titre de la protection de la population, dans le cadre légal de la politique du Military Aid to Civil Authorities (MACA), et dans une logique de « réservoir de forces » (comparable au rôle joué également par l’armée de terre, en France, depuis janvier 2015).

Il s’agit pour le moment d’une opération virtuelle, en attente d’une réquisition éventuelle, même si, outre-Manche, le concours militaire aux autorités civiles est devenu « parfaitement habituel » ces dernières années (aléas climatiques, émeutes dans les quartiers, grève dans un secteur stratégique, mutinerie ou grève des personnels pénitentiaires, etc. ). Il est soumis en principe à trois conditions, que résume le rapport parlementaire français :

 les armées doivent constituer la dernière ressource disponible de l’État pour gérer la crise en question ;

 il doit être impossible ou démesurément coûteux de développer les capacités civiles nécessaires pour traiter ladite crise ;

 la situation doit présenter un caractère d’urgence.

Les autorités militaires rencontrées par les rapporteurs ont insisté sur le fait qu’il n’était pas dans la tradition britannique d’avoir recours aux armées pour des tâches de maintien de l’ordre (à l’exception d’une contribution à la sécurisation des Jeux olympiques en 2012). Selon le président de la commission de la défense de la Chambre des communes, M. Julian Lewis, le déploiement de nombreux personnels armés « dans les rues » – comme cela a été le cas au cours de l’opération Banner en Irlande du Nord (1969-2007), en raison de l’ampleur de l’insurrection – « doit être vu comme tout à fait exceptionnel dans les pratiques britanniques ». Il souligne qu’au contraire, la tradition politique au Royaume-Uni « veut que l’on maintienne les forces armées dans un rôle subordonné », les citoyens de ce pays ayant « une préférence pour l’engagement de la police, tant que celle-ci n’est pas débordée ».

Une certaine nervosité

En revanche, le Royaume-Uni ne disposant pas de force de sécurité intérieure à caractère militaire (type gendarmerie nationale en France), le Home secretary (ministre de l’intérieur) peut être amené à réquisitionner des unités militaires spécialisées (commandos, tireurs d’élite) capables de remplir des missions du type GIGN en France (extraction d’otages, neutralisation d’individus dangereux).

En outre, la police britannique étant très peu armée (1 800 agents sur 35 000), le recours aux militaires revient à disposer de plus nombreux personnels susceptibles de faire usage de leurs armes, en cas notamment d’attaque massive ou d’attentats simultanés – qui dépasseraient vite les moyens de la police (3).

En principe, l’opération Temperer est conçue comme une réponse à une attaque, à durée de vie limitée (2 à 4 semaines), pour « montrer la résilience du gouvernement », soulager la police, et rassurer la population – signe d’une évolution politique sensible ces dernières années, souligne M. Julian Lewis, alors que « les Britanniques font preuve depuis Cromwell d’une certaine “nervosité” à l’idée de déployer sur leur territoire de larges effectifs armés ».

Capacité à durer

En tout état de cause, les armées ne sont ou ne seraient déployées qu’en soutien, en second rang, font valoir les responsables britanniques. « C’est la police qui commande, au niveau national », pour garantir le primat de l’autorité civile, même si – pour préserver la cohérence des forces – « les militaires sont commandés à tous les échelons par des militaires ». En matière de renseignement également, « les autorités civiles restent maîtresses ».

Temperer est à dominante terrestre (comme Sentinelle en France). Son éventuelle activation lancerait un processus de montée en puissance en trois phases :

 une phase d’urgence, mobilisant 3 500 personnels spécialement préparés, placés en régime d’alerte rapide, avec un premier échelon d’extrême urgence (six heures) pour renforcer le quartier général du London District ; une autre vague, mobilisable sous douze heures, pour compléter les effectifs de police et protéger des sites sensibles (sites nucléaires, ministère de la défense, centres opérationnels de la police, parlement, palais royaux, ambassades, etc.) ;

 la mobilisation, sur ordre, de 1 500 hommes supplémentaires, organisés en trois bataillons régionaux de réserve, pour répondre aux demandes de renfort ;

 et la possibilité, en cas de nécessité, de recourir à une « réserve stratégique » de 5 000 hommes (dont l’entraînement spécifique est réduit au minimum, sans tâche prédéfinie).

Tout cela reste assez théorique, en dépit de trois exercices menés depuis la mi-2015. La ressource humaine étant contrainte (avec notamment 10 000 hommes stationnés à l’étranger, 17 000 affectés à des postes statiques, etc.), l’activation de l’opération nécessitera, selon l’état-major des armées, d’annuler une partie des permissions, entraînements ou préparations opérationnelles programmées en temps normal. Et si Temperer devait dépasser les quelques semaines ( comme cela a été le cas en France), cela obligerait à « travailler la capacité à durer », en envisageant notamment un recours massif aux réservistes.

En cas de troubles graves

Sur un plan plus global, le rapport Troin-Leonard dresse une mini-typologie des modes de recours aux forces armées dans les divers pays :

 certains États n’ont prévu d’employer leurs armées sur leur territoire qu’en cas de danger extrême : tel est, pour d’évidentes raisons historiques, le cas de l’Allemagne, où cette possibilité n’a d’ailleurs jamais été mise en œuvre pour des missions de protection du territoire, même si un commandement des missions territoriales de la Bundeswehr avait été mis en place en 2013 ;

 la majorité des États déploient leurs armées en cas de troubles importants, y compris pour la lutte contre le terrorisme : le Royaume-Uni, les États-Unis (avec les 54 gardes nationales en premier lieu, et l’US Army le cas échéant), l’Espagne (avec, par exemple, l’opération Romeo-Mike déployée après les attentats du 11 mars 2004). Mais l’engagement des armées dans la lutte antiterroriste sur le territoire national n’y est que ponctuel ;

 et une minorité d’États dans lesquels les armées appuient régulièrement les forces de sécurité intérieure : exemples, la France, et surtout l’Italie, où les militaires peuvent être investis de pouvoirs de police étendus (arrestations, contrôles d’identité, fouilles de personnes et de véhicules, etc.), ce qui a été le cas par exemple dans le cadre de l’opération Strade Sicure.

Le rapport met en avant deux traits communs à toutes les démocraties occidentales : leurs armées n’interviennent sur leur territoire que subordonnées au pouvoir civil ; mais elles y sont toujours déployées sous l’autorité de leur chaîne de commandement propre, et non sous celle des ministères de l’intérieur.

Les Sentinelle des autres

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Philippe Leymarie

(1Deux pays dans lesquels ont enquêté les députés Olivier Audibert Troin et Christophe Leonard, auteurs d’un rapport récent sur « la présence et l’emploi des forces armées sur le territoire national », dont les conclusions en ont été déposées en juin dernier.

(2Le Soir, 1er août 2016.

(3Parmi les personnels armés, il y a 300 officiers spécialisés dans le contre-terrorisme, qui doivent pouvoir intervenir en sept minutes en tout point du Grand Londres. Cet effectif est en cours de doublement, sur décision, début 2016, de David Cameron, alors premier ministre.

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