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Ce que « sachant » veut dire

par Alain Garrigou, 27 septembre 2021
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Mattheus van Helmont. — « Un savant dans son cabinet, entouré de produits chimiques et autres appareils, examinant une flasque ». Années 1670.
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Le mot prospère aujourd’hui sans qu’on sache s’il désigne toujours la même chose et les mêmes personnes. Il est vrai qu’il a une connotation ironique, pour ne pas dire très négative. S’agit-il, comme on l’aurait immédiatement supposé avant son apparition, de désigner l’espèce ancienne des je-sais-tout ? Ou bien toute personne qui prétend s’arroger un monopole du savoir ? Il s’appliquerait alors à des gens qui ont des titres de spécialistes mais revendiquent une exclusivité qu’on leur dénie. Le terme subvertit en tout cas la différence sociale classique entre professionnels et amateurs, ou entre initiés et profanes. Au nom d’une conception de la connaissance qui ne devrait pas être inégale pour des raisons politiques ou morales ; au nom d’une relativité de la connaissance ; au nom encore des zones sombres de la connaissance (complots et escroqueries) ; ou enfin au nom du droit universel à s’exprimer. Dans tous les cas, il reste cette moquerie pour ceux qui prétendent savoir scientifiquement, là où d’autres rejettent leurs verdicts.

On l’a compris, le « sachant » n’est pas un « savant ». Il n’y a pas si longtemps, moins d’une siècle, on qualifiait volontiers de « savants » les gens exerçant une profession scientifique. Sans doute le terme était-il excessif. Il contrevenait de surcroît à l’humilité qu’une éthique scientifique raisonnable professe. Principe qui n’est pas automatiquement suivi en pratique. La tendance pourrait même être inverse. Toujours est-il que les savants d’hier renoncèrent assez facilement à ce qualificatif présomptueux pour celui de « chercheur ». Outre la modestie, celui-ci était plus proche de leur condition réelle et officielle de scientifiques. « Chercheur » correspond à un statut. Ce changement advint au lendemain de la seconde guerre mondiale avec le développement de grandes institutions de recherche. Cela dit, le terme n’était pas forcément juste non plus puisque, avec l’accroissement des effectifs et la bureaucratisation, certains de ces scientifiques inégalement savants étaient à peine chercheurs. Peut-être était-ce encore faire trop de crédit aux scientifiques ainsi considérés comme un groupe. Ainsi un autre mot est-il venu s’ajouter au lexique : « sachant ».

Sauf à supposer que les scientifiques manifestent aujourd’hui une arrogance ou une vanité nouvelle, on voit d’abord mal à quoi tient l’irruption d’un néologisme pour les désigner. Bien entendu, les jugements sur autrui renvoient à une relation avec autrui. Il faut alors commencer par l’examiner au regard d’éventuels précurseurs et notamment comme une éventuelle et nouvelle formulation d’une vision antiscientifique. « Sachant » n’attaque pas de front les scientifiques. Sa charge ironique le relie à une sorte d’anti-intellectualisme commun qui raille les intellectuels — au sens large de professions intellectuelles — comme des infirmes de la vie concrète, incapables de tout travail manuel comme planter un clou ou réparer une bicyclette. Il est de l’ordre de la plaisanterie dans les familles populaires, où il vise celui qui a changé de condition, qui a rompu l’homogénéité familiale, qui s’est socialement élevé. On les apostrophait par « Eh ! l’instit » ou « Monsieur l’instituteur » avant de poser une question ou de moquer leurs manières et leur langage précieux. En famille, on était cependant à la fois fier et envieux de les connaître. Au-delà, la bienveillance est moins sûre.

Lire aussi Thomas Frank, « Les populistes américains contre le lobby des médecins », Le Monde diplomatique, août 2020.

Le versant politique de l’anti-intellectualisme connut quant à lui ses heures de gloire au tournant du XXe siècle. Lié à un antirationalisme philosophique, il n’était pas ambivalent à l’égard de la science et réfutait la raison au profit des émotions ou des sentiments. Il ne s’embarrassait guère de complexité en attaquant les incarnations les plus banales de la science que représentaient en ce temps l’instituteur ou le professeur. Très discrédité, cet antirationalisme inspire encore confusément la contestation de l’autorité intellectuelle.

Mais l’hostilité aux sachants se caractérise aujourd’hui par une perception plus ambivalente de la science. D’un côté, on la juge positivement parce qu’on a fréquenté l’école et parce que l’écart des niveaux d’instruction s’est relativement resserré entre ceux qui sauraient et ceux qui ne sauraient pas. À cet égard, nous sommes tous conviés et enclins à sortir de nos champs de compétence par l’école, la presse et aujourd’hui les réseaux sociaux. Les limites se délitent entre domaines de compétence alors que nous sommes toujours plus soumis aux flux d’informations diverses. Et potentiellement désarmés comme en attestent la prolifération des fake news. Les filtres anciens (gate keepers) disparaissent de la production des informations. Faute de discipline intellectuelle et de temps, il est difficile, en tout cas coûteux, de faire le tri. À ce titre, nous sommes tous autodidactes, portés à nous mêler de ce que nous ne maîtrisons pas mais qui nous intéresse. En quelque sorte pas assez savants pour « faire » la science mais assez pour la juger. Par un processus paradoxal qu’on appelle de double bind (1), les connaissances scientifiques se sont suffisamment accrues et diffusées pour qu’elle soient contestées pour partie en leur propre nom. C’est ainsi que le complotisme s’appuie sur une conception fondamentale de la science (« Il n’y a de science que de ce qui est caché », selon Gaston Bachelard) pour rechercher des causalités humaines et intentionnelles avec un parfum de réalisme mais aucun souci de démonstration scientifique.

Il en va de même quand sont repris des termes classiques des débats méthodologiques. Pour affirmer que les délais de mise au point des vaccins anti-Covid étaient insuffisants (sans y participer ni avoir d’expérience en la matière), il faut se prévaloir de connaissances minimales sur les immunités. Pour comparaison, la mise au point du sérum de la peste par Yersin et l’institut Pasteur a pris quelques mois (lire « Le secret de la peste »). À la fin du XIXe siècle, qui pouvait mettre en doute un quelconque délai trop rapide de la solution thérapeutique à un mal millénaire ? Il aurait fallu qu’une connaissance minimale fut vulgarisée. Quant aux populations chinoise et indienne touchées alors par une dernière offensive de la peste à grande échelle, elles auraient peut-être été plus sensibles à l’urgence qu’à des débats sur les délais, sur les tranches d’âge, les effets secondaires… En l’occurrence, ces polémiques déploient à une grande échelle la configuration normale des luttes politiques. Le scepticisme n’est jamais qu’une façon politique de s’opposer dans les luttes qui traversent toutes les institutions. Sa force est de ne pas être forcément injustifié mais d’être difficilement réfutable. Pour faire échouer une proposition apparemment positive, les adversaires ne procèdent que rarement par une opposition frontale mais soulèvent… des objections. Puis le débat s’enlise et le tour est joué. Souvent, il ne s’agit pas d’opposition sur le fond mais sur la personne. Ce scénario tactique explique bien des paralysies bureaucratiques.

Les sachants sont apparus avec un déplacement du terrain polémique de la controverse des laboratoires à l’arène publique des débats médiatiques. Lorsqu’ils y accèdent ou y cèdent, les scientifiques ne peuvent y manifester une autorité unilatérale ni même penser selon les règles des controverses scientifiques. Pas plus sur ce terrain médiatique qu’en politique. De leur côté, les profanes ne peuvent camper dans cette posture d’ignorants qui ne cherchent qu’à apprendre comme de bons élèves. Ils en savent justement assez pour discuter et refuser les diktats de la science ou plutôt des scientifiques. Tactiquement il est aussi adroit de s’en réclamer à l’occasion. La dénonciation des sachants vise avant tout les verdicts d’autorité, donc davantage ceux qui les énoncent que le savoir au nom duquel ils les énoncent.

Lire aussi Sophie Eustache, « La “patiente informée”, une bonne affaire », Le Monde diplomatique, mai 2019.

Au premier rang d’une confrontation ordinaire entre la science et l’opinion se trouvent les médecins. Cette profession consultante et non savante, comme la différencie Eliot Freidson (2), exerce au titre d’un savoir scientifique. De plus en plus, les praticiens sont confrontés à des patients qui leur apportent leurs solutions glanées sur Internet, ou bien une déclaration préalable de méfiance à l’égard de la médecine, ou bien encore une prescription déjà prête pour l’ordonnance. Cela donne des scènes cocasses de praticiens proposant à leur patient d’aller se faire soigner par Internet et plus souvent de praticiens qui préfèrent ignorer. Les consommateurs les plus sceptiques ne renoncent pas aux consultations ni à prendre un analgésique lorsqu’ils ont une migraine. Cependant, à l’heure des vulgarisations, la science sous toutes ses déclinaisons n’est jamais complètement hermétique. Or elle n’a plus l’avantage d’un passé où elle semblait promettre des temps heureux de prospérité et de progrès. Elle apporte de plus en plus de mauvaises nouvelles.

Qu’il s’agisse de pollution, de climat, de santé planétaire et autres questions vitales, les scientifiques sont alarmants. Leur rôle se confond d’ailleurs souvent avec celui de lanceurs d’alertes. Dans le cadre scolaire, il est relativement facile d’affirmer comme Max Weber que « la première tâche de l’enseignant est d’apprendre à ses élèves à reconnaître des faits désagréables (3)  ». Ce précepte pédagogique s’entend moins bien dans la société, où les sentences scientifiques dérangent autrement en heurtant des intérêts bien réels et très matériels. Elles dérangent peut-être plus gravement la propension sans doute la mieux partagée par les humains — quasiment un universel —, qui consiste à détester la contradiction de ses croyances. Dans ce régime de relativité ou d’opinion, la vérité doit convenir plutôt qu’être exacte. Malgré eux et non pour se distinguer, les scientifiques mettent régulièrement en situation de dissonance cognitive les humains qui préfèrent comme les millénaristes de Leon Festinger renoncer plutôt à l’évidence des faits qu’à leurs croyances.

Si la contestation des sachants n’est pas irrationaliste, elle consiste en une posture équivoque : pas tout à fait anti-science mais déjà anti-scientifique. Ces derniers, les « sachants », se consoleront peut-être en lisant la presse d’aujourd’hui qui, lorsqu’elle parle de leurs devanciers des siècles passés, les qualifie de « savants ». Consolation à titre posthume ou… anticipée.

Quand le numérique détruit la planète

par Guillaume Pitron Lu par Anne Lenglet +-
Extrait de la version lue de l’enquête sur la pollution numérique dans « Le Monde diplomatique » d’octobre 2021. Pour écouter cette lecture, connectez-vous ou abonnez-vous.

Alain Garrigou

(1Je reviendrai plus précisément sur ce concept dans un prochain billet.

(2Eliot Freidson, La profession médicale, Paris, Payot, 1984.

(3Le savant et le politique, La Découverte, Paris, 2005, p. 96.

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