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Ce qui est bon pour le peuple

par Evelyne Pieiller, 25 octobre 2023
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Édouard Vuillard. — « À la Revue Blanche (Portrait de Félix Fénéon) », 1901.

On ne le croirait pas spontanément, mais aller faire un tour sur le site du ministère de la culture n’est pas entièrement synonyme de perte de temps. Il est vrai qu’il y faut quand même une bonne raison, parce que, si on est franc, lorsqu’on lit « La culture, c’est la plus belle forme d’humanité », signé Mme Rima Abdul Malak, on se demande pourquoi s’infliger ça. Ça, et le reste : « créer des liens nouveaux, sensibles et généreux entre les artistes et les habitants » etc. Ah, c’est si gentil, la « cuculture », comme disait Witold Gombrowicz. Et quand elle sera complètement « immersive » et resplendira dans le métavers (un appel à projet — 150 millions d’euros — sera bientôt lancé) alors, on sera tous enfin merveilleusement cucultivés. Et les industries concernées merveilleusement, et si généreusement, prospères.

Lire aussi Jean-Pierre Salgas, « Witold Gombrowicz, en finir avec la cuculture », Le Monde diplomatique, novembre 2016.

Bref, le site du ministère irradie la modernité doublée comme il se doit d’une sorte de « bienveillance » qui n’est pas uniquement une affirmation obstinée de niaiserie. En affirmant sans se lasser (on ne compte plus les occurrences) qu’il « accompagne » et « soutient » , il transforme la mission de service public en aide paternaliste, il devient un « aidant » qui maintient charitablement des nécessiteux soigneusement triés. Alors qu’avec l’argent public mis au service des industries dites créatives, là, on n’est plus dans le « soutien », mais dans l’innovation… Et l’innovant, c’est rentable. Y compris du côté de la si floue « démocratisation culturelle ». Car tout le monde pourra s’immerger. C’est du direct, du « sensible », du ludique. Exemple prôné par la ministre : la Biblioquête, « pour inciter les 8-12 ans à lire les grands classiques de la littérature française. C’est un projet de réalité augmentée pour immerger les lecteurs dans un monde onirique fictif où ils alternent entre les moments de lecture et de jeu vidéo ».

« On a besoin d’une révolution marketing de notre offre culturelle »

Indépendamment du fait qu’on lit de toute façon assez rarement les « grands classiques » à cet âge tendre (mais il sera captivant de voir quels sont les classiques retenus), la démarche a le mérite de la clarté. La lecture, c’est trop dur, le jeu vidéo, c’est trop beau. Autre version : la lecture, c’est élitaire, le jeu vidéo, c’est populaire. C’est donc par souci d’égalité qu’« On a besoin d’une révolution marketing de notre offre culturelle ». Une offre qui devra faire dans le démocratique, autrement dit dans ce qui se vend.

C’est une tendance lourde.

Qui est en train de se banaliser. De se légitimer. De se « naturaliser ».

Un exemple. Discret, et tout récent.

Chaque année au mois d’octobre, la Halle des Blancs-Manteaux à Paris accueille une manifestation unique en son genre en France et sans doute dans le monde : le Salon de la Revue, organisé par l’association Ent’revues, qui est subventionnée notamment par le Centre National du Livre (CNL), dépendant du ministère. Or, l’avenir semble menaçant et pour le Salon, et pour les revues. Il est difficile de savoir ce qu’il en est avec précision, Ent’revues n’apparaît guère sur le site, sinon à l’occasion de l’annonce du Salon (qui n’a pas eu l’honneur d’être mentionné en 2023), quant à sa subvention, on n’en a là aucun écho. En revanche, ce qui est énoncé avec clarté, c’est que le « soutien » du CNL va à ce qui « s’adresse à un large public », aux revues « accessibles à un public de non-initiés qui publient des textes de création et / ou des articles de fond de qualité ».

Donc, il faut plaire aux non-initiés. Le terme est frappant : les contributeurs et lecteurs de revues spécialisées formeraient une secte — synonyme d’« élitaire » ? L’idée est frappante : que les initiés se débrouillent pour se financer, et s’ils n’y parviennent pas, tant pis.

L’idée est frappante : que les initiés se débrouillent pour se financer, et s’ils n’y parviennent pas, tant pis.

Il semble bien qu’effectivement, l’argent public a comme tendance à ne plus vouloir « soutenir » certaines revues. Si le tirage est trop faible, s’il n’y a pas assez de numéros par an, si les ventes sont fluettes, etc., la subvention baisse ou s’évapore. Classique. Il faut être visible. Être repéré. Mais par qui ? Par les convaincus que la valeur, c’est ce qui, d’une manière ou d’une autre, paie ?

Dans cette logique, des revues vont disparaître. D’abord les plus « marginales ». Puis d’autres, qui le sont moins. Mais qui ne sont pas assez « faciles ». Sauf que… même ce qu’on ne lit pas nous est obscurément enrichissant. Parce que les curiosités, les savoirs, les questionnements, les aventures intellectuelles circulent un peu mystérieusement, y compris en dehors des relais officiels, en dehors des palmarès. S’il ne reste plus que le calibré, on est prêts pour laisser l’IA, autrement dit des algorithmes idéologiques, penser et rêver pour nous. Nous, le grand public, censé n’avoir jamais la moindre curiosité pour ce qu’on ne connaît pas. Et dont les supposées limites sont définies par des « sachants » autoproclamés, qui exigent qu’on les respecte. Stupéfiant. Dans tous les sens du terme.

Allez, pour le plaisir, quelques titres : Rien de précis, Ciel variable, L’Etoile-absinthe, L’Eponge. Ou Le Cafard hérétique, Ubu, Papiers nickelés.

Allez, pour la joie des neurones, quelques titres : Cahiers Charles Fourier, Europe, Revue des études slaves, Revue d’histoire culturelle XVIIIe — XIXe siècles, La Pensée, Aden, Cahiers Jean Paulhan et ses environs.

La tribune, initiée par Anne Mathieu (Aden) et François Albera (1895), pour la défense du Salon et de ce qu’il représente, et signée par de nombreuses revues, est à lire, à fins de propagation, sur les sites de L’Humanité, Aden, AFRHC.  

Evelyne Pieiller

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