En kiosques : novembre 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

Crise totale

par Frédéric Lordon, 29 juillet 2024
JPEG - 75.7 ko
Étienne Léopold Trouvelo. — « Éclipse totale du soleil », 1881-1882.

Des orthopédistes de l’hôpital Georges Pompidou obligés, faute de moyens, de bricoler des fémurs avec des broches de tibias jusqu’à l’élection de Braun-Pivet par des individus auto-maintenus ministres-députés (sans le secours de Schrödinger) : le même arc d’une crise. Totale.

On n’imagine pas combien le processus de destruction d’une société peut être rapide sitôt qu’elle est aux mains d’une clique où se mêlent pervers et imbéciles. Logiquement, le processus de destruction qui a d’abord été visible dans la sphère matérielle, avec l’explosion de la pauvreté et la démolition méthodique des services publics, finit par gagner les étages supérieurs, celui des institutions politiques, quand le corps social, exprimant électoralement son refus, produit une donne parlementaire-gouvernementale qui envoie le régime entier en erreur-système.

Lire aussi Bruno Amable, « La grande désillusion politique », Le Monde diplomatique, août 2024.

Épiphénomène d’une crise en première instance matérielle, la crise politique en cristallise toutes les contradictions en le lieu où elles sont normalement accommodées — et où visiblement elles ne peuvent plus l’être. La crise devient totale en ce moment précis où plus aucune des institutions, plus aucune des médiations, n’est capable de reprendre des tensions économiques et sociales excédant maintenant leur pouvoir d’accommodation : ni la médiation proprement politique, ni la médiation médiatique, ni la médiation syndicale ne sont plus à la hauteur de leur travail de « régulation » du cours de la vie collective. La phénoménale formation d’énergie politique, enragée, est maintenant privée de toute solution de reprise institutionnelle. La nature ayant horreur du vide, cette énergie ne s’évaporera pas : elle se trouvera nécessairement une solution d’expression alternative — mais, là encore logiquement : hors institutions. Dit autrement : trop de forces concourent maintenant à ce que ça explose, si nul ne peut encore dire ni où ni quand ni sous quelle forme ni de quelle manière.

« Démocratie » de confiscation

Lieu d’enregistrement des tensions et des contradictions montées de la société entière, la sphère politique-institutionnelle est celle dont la faillite est le plus spectaculaire. Que cette médiation-là ne médie plus rien, n’enregistre plus rien, ne retraite plus rien, nous le savons depuis la séquence 2005-2008 du « non-TCE » converti en « oui-Traité de Lisbonne ». Mais les tensions n’ont plus cessé de croître depuis. Elles ont même été portées à des niveaux sans précédent sous le gouvernement des brutes qui violentent la société avec la même candeur et la même indifférence qu’on arrache deux brins d’herbe — et nous aurons vécu le gouvernement des sourires imbéciles.

Celui de la psychose et de la perversion sous leurs formes les plus agressives également – et il s’agit d’un peu autre chose que de « triche au Monopoly » ou de « gamins capricieux ». Car au sommet des institutions autocratiques de la Ve République, et autorisé par elles, il y a un type spécial. Qui, emporté par les nécessités de sa complexion psychique, ne répond plus de rien à personne. Ne connait plus aucune norme sociale, ne se soumet plus à aucun « esprit » (celui des lois, ou des institutions), plus à aucune décence — et envisage donc sans le moindre battement de cil de laisser en place pour un temps indéterminé le gouvernement défait deux fois, de faire voter à l’Assemblée ses ministres-députés, et de multiplier les scandales démocratiques jusqu’aux limites du coup d’État.

De toutes les destructions dont Macron et le macronisme se seront rendus coupables, celles de ces constructions invisibles qui font la doublure des institutions formelles, et en fait la condition de leur bonne opération, comptent peut-être parmi les pires : destruction des principes qui, s’ils sont non-écrits, doivent gouverner les comportements ; destruction de toute moralité politique sans laquelle il n’est plus de légitimité de l’institution politique. Il n’était pas fortuit d’évoquer le scandale du TCE de 2005 : celui du vol de la législative 2024, car il n’y a pas d’autre manière de dire, le confirme quoique en le portant à un niveau où l’on se demande si un seul scrutin pourra désormais y survivre. L’« esprit des lois » ne se voit pas ? Il n’en ira pas exactement de même des effets de sa ruine.

Médias de fascisation

Et pendant ce temps, la médiation médiatique avalise tout : toutes les démolitions, tous les passages de cap, toutes les régressions démocratiques : depuis les plus misérables procédés à faire entrer dans les mœurs – « les inévitables QR codes » des JO — jusqu’aux plus formidables outrages — en refusant de nommer la première ministre à laquelle le NFP a gagné titre par son score électoral, Macron ne se livre pas à un coup d’État : il « temporise ». Le « quotidien de référence » en est là. On imagine le reste.

Le reste, c’est l’égout audiovisuel. Comment continuer de lui appliquer la catégorie de « journalisme », c’est un mystère. Qui peut décemment soutenir que Ruth-« Je suis à votre disposition »-Elkrief est une journaliste ? Que Nathalie-« JLM1PB »-Saint Cricq est une journaliste ? Ce sont des tenancières d’officine de propagande. Mélenchon déclare que « Tubiana est la mieux placée pour comprendre qu’on est contre sa candidature », le bandeau BFM titre : « Mélenchon : Tubiana “la mieux placée” ». LCI affiche des camemberts de répartition des sièges, le NFP qui arrive premier récupère une tranche plus petite que le RN arrivé troisième. Un milliardaire catholique monte une machine de guerre ouvertement dédiée à promouvoir des idées d’extrême-droite, France Info titre qu’il veut « faire gagner la droite ». Met la photo de Ruffin quand Mathilde Panot dépose une proposition de loi d’abrogation de la retraite à 64 ans. On est frappé par l’extraordinaire bassesse de procédés – qui disent à quoi en est réduite une hégémonie pour se maintenir quand elle est devenue odieuse à tous. Il y a quelque chose de plus franc, et pour tout dire de plus droit, dans la télévision nord-coréenne. Dans le monde libre, ne règnent plus que la manipulation éhontée, la diffamation ouverte, le mensonge sans limite de grossièreté — et littéralement, si l’on en vient à Gaza, le délire.

Dans le monde libre, ne règnent plus que la manipulation éhontée, la diffamation ouverte, le mensonge sans limite de grossièreté — et littéralement, si l’on en vient à Gaza, le délire.

Il y a sans doute belle lurette que « les médias », normalement en charge de cette médiation qui s’appelle « le débat public », donc d’y représenter les divers courants d’opinion, ne médiatisent plus rien, sinon les seuls intérêts de la bourgeoisie de pouvoir. Mais l’approfondissement de la crise organique a porté le devenir-officine des médias à un point qu’une dystopie raisonnablement imaginative aurait difficilement envisagé. Il est donc établi qu’aucune vie minimalement démocratique ne peut plus passer par eux.

Le tableau général de cet avilissement ménage une place de choix au « régulateur » : l’Arcom. Qui ne régule rien, encourage tout. Devenue par excellence l’institution de la honte — et la collaboratrice du processus de fascisation. Maintenir dans sa concession CNews et son réjouissant degré de mépris manifesté aussi bien à ses obligations de « pluralisme » qu’aux commissions amenées à auditionner ses dirigeants ; refuser la seule candidature d’un média de gauche (Le Média) ; préférer y ajouter, en la chaîne Kretinsky-Printemps républicain, un canal ouvertement islamophobe de plus — un point de vue, il est vrai, injustement sous-représenté dans le paysage médiatique actuel —, tout ceci constitue une sorte d’exploit dont il faudra bien faire l’analyse sérieuse, et méthodique : membre par membre du conseil de l’Arcom, à commencer par son président, intérêts et réseaux de socialisation, trajectoires antérieures et allégeances ayant conduit à de tels affaissements individuels, rapports de pouvoir et fonctionnements collectifs vicieux de l’institution elle-même, etc. Or la faillite institutionnelle générale se reconnaît à la faillite de celles des institutions placées en position « d’appel », ou de dernier recours. À l’Arcom, on n’offre ni appel ni recours à rien, on n’enraye aucune glissade au désastre : au contraire ! De l’huile, beaucoup d’huile, sur le toboggan des médias racistes et fascisateurs ! Une vocation — et une responsabilité.

L’effondrement des institutions de rang supérieur, celles mêmes supposées rattraper les déviations des institutions ordinaires, est le point ultime de la catastrophe institutionnelle — dans le champ des institutions politiques comme dans celui des institutions médiatiques : de même que l’Arcom ne travaille qu’à reconduire le pire, le Conseil constitutionnel comme le Conseil d’État se déclarent incompétents pour juger des ministres-députés. Mais alors, sans plus aucun appel nulle part, qui reste-t-il pour sauver les citoyens du désarroi — et de la rage ?

Syndicalisme de gestion

Normalement, la troisième et dernière médiation : la médiation syndicale, institution d’un genre particulier, assurément partie elle aussi du système institutionnel d’ensemble, mais procédant selon ses voies singulières : la manifestation, la grève. Sur le papier des voies extra-institutionnelles — mais devenues si étroitement codifiées et si vidées de toute combativité réelle que le « extra » n’a plus aucune consistance. Le syndicalisme par nature était une institution « liminaire », une institution de marge, à la bordure du système institutionnel « standard ». Il est devenu une institution du milieu. Sophie Binet et la CGT, dit-on, font des avancées inouïes dans le champ politique – Le Monde y voit « un tournant majeur », s’en effraye un peu. Il est vrai : Binet a articulé autre chose que « Pas une voix pour le RN », elle a dit : « Voter pour le NFP ». On est pétrifié.

Disons que l’apprentissage de « la politique » par Sophie Binet est progressif, très. Pour l’instant, « politique » n’est compris que dans les coordonnées institutionnelles-électorales — c’est vraiment la toute première leçon. Qu’il y ait un autre sens du mot « politique », et que c’est vers ce sens que l’apprentissage doive cheminer, plutôt vite si possible étant donné les conditions actuelles, c’est la leçon d’après. Cependant si lointaine encore. Alors la direction confédérale part en vacances. Un coup d’État est en cours, mais « JO », « vacances ». Sauvent l’honneur, ici la CGT Cheminots, là l’UD CGT-Paris. La direction confédérale, elle, fait des communiqués, appelle Macron à, déclare qu’il faut qu’il — sous l’effet de quelle menace sérieuse, de quel rapport de force réel, on le saura sans doute après les JO, après les vacances.

Lire aussi Benoît Bréville, « Le mirage de l’apaisement », Le Monde diplomatique, août 2024.

Or quand l’heure est à ce point au piétinement de toute démocratie, quand toutes les autres institutions ont fait faillite et qu’il n’existe plus aucune force régulatrice dans le système d’ensemble hormis un mouvement de masse, quand un tel mouvement a d’abord pour initiateur et pour coordinateur l’institution syndicale, et que l’institution syndicale est, elle aussi, à ce point défaillante, le fond du fond est atteint : incompréhension radicale d’une situation et d’une responsabilité historiques, incapacité de s’y porter par enlisement dans les pratiques de rouage institutionnel. L’histoire ouvre des fenêtres : le syndicalisme institutionnel y regarde passer les trains. 2023, 49.3, 90 % (de salariés opposés à la réforme des retraites) : une fenêtre, rien. Stefano Palombarini 2024, à l’adresse manifeste de la CGT : cette fois, si vous ne vous bougez pas sérieusement, vous aurez droit à l’agenda Wauquiez. Et vous l’aurez cherché.

Le propre des ossifications institutionnelles, c’est de faire perdre jusqu’au sens de ses intérêts vitaux. Il y a peut-être eu « sursaut » dans les urnes, mais visiblement pas dans les directions syndicales — où, pourtant, ce serait le moment d’envisager de faire autre chose. Autre chose que l’unique journée d’action de septembre qui est en train de se profiler — on descend, ça ne sert à rien, on rentre à la maison, c’était bien. Louper les fenêtres ouvertes par l’histoire, c’est n’avoir aucune perception des colossaux surgissements d’énergie politique qui s’y forment, du relatif peu de chose qui suffirait pour la coordonner et la mettre en mouvement — et n’avoir non plus aucune anticipation des effets sensationnels qui pourraient s’ensuivre, pourvu simplement qu’on essaye.

Or à l’évidence il ne faudra pas compter non plus sur la dernière médiation, syndicale, pour essayer. Dans son genre, pourtant, celle-ci a aussi le statut d’un dernier recours, celui qu’on active pour remettre d’équerre les procédures ordinaires quand elles commencent à dérailler. Mais le syndicalisme institutionnel est devenu une procédure ordinaire parmi les procédures ordinaires, au mépris de ce qui faisait originellement sa force : sa capacité à mettre en mouvement des multitudes, c’est-à-dire à remanifester le fond pré-institutionnel de toute politique institutionnelle.

Quand il n’y a plus aucune solution de recours nulle part, ni dans les institutions de rang supérieur (Arcom, conseil constitutionnel) ni dans les institutions « liminaires » (syndicats), alors, oui, la crise est totale.

Irruption

« Crise totale » ne veut certainement pas dire qu’il ne se passe plus rien. Il se passe que de tout autres processus entrent en jeu. Par construction : des processus de débordement de l’ordre institutionnel — puisque celui-ci est failli. C’est ce qu’avaient parfaitement compris les gilets jaunes dans leur triple refus de « la politique », des médias et des syndicats — et dans leur prise de rue autorisée d’elle-même, faute de personne pour entendre leurs problèmes, encore moins les régler. C’était en 2018, et leur mouvement était prescient. Cinq ans plus tard, le macronisme sombrerait définitivement dans la violence des pouvoirs policiers, sous les vivats des médias ; et le syndicalisme institutionnel, porté par une mobilisation jamais vue, essuierait sa plus cuisante défaite pour n’avoir pas compris à quel personnage et à quelle situation extra-ordinaires, il avait affaire. Les gilets jaunes : la répétition générale.

La « première » aura lieu. Elle aura lieu parce que la formation d’énergie colérique ne cesse plus de grossir, alimentée par le déni majuscule, le déni de l’ultime breloque légitimatrice dans la « démocratie » de capture : le déni des urnes. Comme dans la chimie des recombinaisons moléculaires, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme : cette énergie politique en train de devenir phénoménale ne se dissipera pas gentiment et, puisque ses solutions institutionnelles d’expression ont disparu, elle va s’en trouver d’autres — se transformer. Où, quand, et sous quelle forme, personne ne peut le dire. D’une certaine manière c’est tant mieux : cette indétermination laisse la possibilité d’une intervention, c’est-à-dire d’une mise en forme. Pour que le flot en furie parte au moins dans une direction politiquement avantageuse.

Intervention de qui ? On ne sait pas non plus. Mais on sait d’où devrait être donnée la direction. Du travail, de la production, et des bastions de combativité qui y sont encore. Donc à l’initiative d’un syndicalisme de base et non de confédération, politique et non de gestion, qui ne se sent pas tenu par les bonnes manières institutionnelles et leurs censures, ne s’arrêtera pas avec de la verroterie, un Grand débat ou une convention citoyenne, posera les questions qui réémergent quand la crise est totale, les questions fondamentales, interdites par le cours ordinaire, celles du contrôle ouvrier et de la souveraineté des producteurs.

De ce point de départ-là, le débordement trouvera d’emblée ses bonnes coordonnées — celles mêmes que le mouvement des retraites, par nature, avait installées : celles qui renversent toutes les aliénations électorales, toutes les défigurations médiatiques de la vie collective, et garantissent que quand le pays se lève, c’est pour partir à gauche.

Post-scriptum – Olympisme, macronisme et cérémonies

Deng Xiaoping, dit-on, avait livré un jour la méthode infaillible — chinoise — pour neutraliser un intellectuel contestataire devenu trop gênant pour le régime : « nous le consacrons ».

La méthode vaut pour les personnages, elle vaut pour les événements aussi bien. Tout ce que l’État saisit à fin de célébration ou de commémoration, il l’éviscère et n’en rend qu’une enveloppe vide et desséchée — littéralement anéantie : ramenée au néant, le néant de la célébration, précisément. De l’histoire qui s’est faite à l’histoire « célébrée », il y a cet écart dont nous sommes très familiers entre, par exemple, le 14 juillet réel et les 14 juillet fêtés — devenus à peu près sans aucun rapport avec leur princeps.

Que la grosse amibe du pouvoir avale et dissolve, nous en avons donc l’habitude. Un peu moins que des historiens prêtent la main à l’annulation « cérémonielle » de l’histoire. Que Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, s’inscrive dans la filiation glorieuse de Jean-Paul Goude, admettons qu’on ne l’avait pas vu venir. Boucheron n’ayant jamais été un intellectuel très gênant, il n’avait sans doute pas à être lui-même neutralisé. De là à anticiper qu’il deviendrait un intellectuel neutralisateur, à plus forte raison de sa matière même, il y avait un pas qu’on avait en fait tort de ne pas franchir. Encore que : la neutralisation ne lui était pas inconnue si elle était neutralisation savante (1) : muséification du Decameron de Boccace, et guignolisation de Machiavel dont Macron était fait une sorte de continuateur.

Abondance de crédits et promesse d’audience planétaire aidant, il était temps de franchir quelques crans : « Entre ici Louise Michel avec ton ridicule cortège ». Car voilà ce qui a été fait à Louise Michel, et avec elle aux pétroleuses, aux communards, en leur temps agonis, animalisés, déshumanisés mais par la crapule versaillaise, et par-là anoblis pour toujours : sur la scène du macronisme, ils ont été « célébrés » — et par-là dégradés à nouveau. Tout anachronisme mis à part, nul ne peut douter que Louise Michel aurait été passionnément gilet jaune, et de tout son être au milieu de cette plèbe qui inspira à Patrick Boucheron une épouvante toute versaillaise. La voilà la différence entre l’histoire réelle et l’histoire « célébrée », où les historiens célébrants poussent des cris d’horreur au spectacle du dixième, du centième de ce qu’accomplit l’histoire réelle qu’ils célèbrent. La Commune met le feu aux Tuileries, à l’Hôtel de Ville, au Palais de justice, renverse la colonne Vendôme, on ne parle même pas des barricades — CNews et BFM tiennent deux heures sur une poubelle qui brûle, le soir même Karim Rissouli demande gravement à ses invités si la violence est une folie à condamner ou bien à condamner, Patrick Boucheron en fait partie sauf s’il doit se lever tôt le lendemain pour aller le dire sur France Inter ; plus tard, donc, il nous proposera une merveilleuse évocation scénique de Louise-en-fait-on-ne-sait-plus-qui, chair de poisson, curriculum effacé, une figurine en carton.

Pendant ce temps un tableau des trois glorieuses affiche sa fière proclamation, « Liberté », et des militants d’Extinction Rébellion sont arrêtés au matin parce qu’ils s’apprêtaient à coller des stickers. Marie-Antoinette porte sa tête, c’est follement audacieux, mais il y a cinq ans il y avait de la comparution immédiate pour des guillotines en carton. En fond sonore, ça chante que ça ira et les aristocrates à la lanterne, mais la tête à Dussopt sur un ballon de foot ou la liquette arrachée du DRH d’Air France, c’était le commencement de la barbarie.

Patrick Boucheron désapprouve la violence, surtout celle des gueux, celle qui enflamma le VIIIe arrondissement — car après tout il n’a pas d’objection de principe contre l’éborgnement policier —, tout ça, il le dit chez Karim Rissouli ou à France Inter, ces lieux où en fait on ne dit jamais rien d’autre que l’horreur de toute rébellion conséquente. Comment tout ça s’arrange dans sa tête avec les Louise Michel, Marie-Antoinette et la Lanterne réelles, c’est une énigme — en fait non : c’est une tête de bourgeois macronien. Si seulement il parvenait à être chinois, au moins on y discernerait l’intelligence subtile de la rouerie. On n’y trouve que le paradoxe de l’historiographie trahie par les intérêts mondains de l’historien.

On veut bien entendre qu’une cérémonie de JO n’est pas exactement l’occasion pour revenir au tragique de l’histoire, mais alors quelle idée d’y retourner si c’est pour en faire un livre d’images ? Il suffisait de parler d’autre chose — et même, pour peu qu’on réfléchisse deux secondes à ce que ça peut, voire doit être un intellectuel, s’abstenir d’aller se commettre dans un machin pareil. Il faut croire que le pli bourgeois de la dépolitisation et de la déréalisation est suffisamment marqué pour conduire même un historien à se faire sans ciller le défigurateur de ses propres objets historiques. Il est vrai que c’est tout une philosophie et de la politique et de l’histoire qui, le lendemain même, est venue apporter ses confirmations en indiquant de quoi tout ceci était finalement l’objet : de « mieux vivre ensemble ». Le professorat au Collège de France rejoignant la pensée RTL.

Frédéric Lordon

(1Voir Sandra Lucbert, « 1917 Decameron », Ballast, 6 avril 2020.

Partager cet article