Difficile de parler des Contes de la Pieuvre sans parler de La Brigade Chimérique (1). Déjà parce qu’il est difficile, de manière générale, de ne pas parler de La Brigade Chimérique. Mais surtout parce que les Contes paraissent assez clairement dans la même lignée d’imaginaire.
Serge Lehman, dans la postface de l’intégrale de 2015, raconte son incompréhension d’enfant de la fin des années 1970 face à l’inexistence totale de super-héros européens, et notamment français, quand ceux des Américains prospéraient tranquillement dans les rêves de millions de jeunes à travers le monde. Incompréhension qui s’accentuera, l’enfant devenu entre temps adulte et auteur de science-fiction (SF), à la découverte de protagonistes d’œuvres de SF de la première moitié du XXe siècle, tels le Nyctalope (2) ou Félifax (3) qui, bien qu’ayant toutes les caractéristiques requises, ont subi l’oubli de manière parfaitement inexpliquée.
Lire aussi Serge Lehman, « De la science-fiction comme laboratoire métaphysique », Le Monde diplomatique, juillet 2009.
Avec Fabrice Colin en co-scénariste et Gess à la conception graphique et au dessin — tous deux, tout comme Lehman, parfaitement familiers des genre SF et fantastique —, il s’emploiera à réparer cette injustice de la plus française des manières : intégrer ces héros oubliés à une intrigue racontant les prémices de la seconde guerre mondiale dans une Europe dirigée par des super-vilains très identifiables, le tout, malgré super-pouvoirs et modifications scientifiques, ancré dans une réalité pas totalement alternative dans laquelle Marie Curie joue un rôle prépondérant.
Voilà.
Les Contes de la Pieuvre, eux, ne se passent pas dans les années 1930. Mais plutôt à la fin du XIXe.
C’est quelques années après La Commune — quinze ou trente, qu’est-ce que ça change… Les bourgeois et les flics ont repris les rênes, les gueux restent des gueux, et les truands ont de quoi faire : ça rackette, ça surine, ça pique, ça défenestre, ça tapine et ça picole.
Ca se passe à Paris, aussi. Évidemment.
Quand Paris était encore un assemblage de quartiers-villages, de faubourgs, de rue sombres et sales, et de quelques grandes allées majestueuses. Quand il suffisait de quelques kilomètres pour se retrouver au début de la campagne verdoyante.
Quand Les Batignolles (4), aujourd’hui quartier chic coincé entre la Place Clichy et la porte d’Asnières, faisaient partie de ce côté de la capitale : celui sans les allées majestueuses.
À cette époque, Les Batignolles, c’est du sérieux, c’est du dangereux, c’est du malfamé.
Et c’est sous la coupe de La Pieuvre.
Lire aussi Eric Fournier, « La “ville libre” de Paris au temps de la Commune », Le Monde diplomatique, septembre 2014.
L’Œil, La Bouche, Le Nez et L’Oreille ont toujours la même table au fond de la première salle de l’Auberge de la Pieuvre. A côté du comptoir tenu par Mademoiselle Rose, aidée en salle par le discret et serviable Célestin. Et c’est depuis les sièges qui entourent cette table qu’ils dirigent leurs affaires. Des affaires somme toute assez banales pour des criminels organisés. À ceci près que leurs rangs regorgent de « talents », personnages aux pouvoirs exceptionnels dotés d’une forte valeur ajoutée.
Chaque volume, quatre jusqu’à présent, s’intéresse à l’un de ces talents et au monde qui l’entoure. Ainsi, le premier racontera l’histoire de Gustave Babel (5), ex-tueur polyglotte à la solde de l’organisation ; le second, celle d’Émile Farges (6) policier intègre dont le… talent est de pouvoir trouver quoi ou qui il veut instantanément ou presque ; le troisième, celle du discret et serviable Célestin (7), capable de voir la vraie nature des gens ; et enfin, le quatrième nous parlera de Fannie la Renoueuse (8), « Empathique » qui lit dans les esprits et communique avec les gens directement dans leur tête.
Et, instantanément pour tout amateur de fantastique qui se respecte, l’ennui a violemment fait irruption à la lecture de ces quelques dernières lignes. « Ça vaaaa, on connaît ! » « Oh ben, il ne s’est pas foulé, lui… » « Ouais : encore un qui surfe sur le genre… » pourrait-il être tenté d’ajouter.
Ce serait se tromper.
Un peu à la manière de La Brigade Chimérique, les « super-pouvoirs » ne sont ici qu’une excuse pour se libérer des carcans du réalisme historique, et raconter l’humanité bizarre et en biais d’une ville pendant une époque d’une violence extraordinaire : celle qui, malgré les années, peine à se relever des ruines de la guerre, des regrets d’une insurrection presque réussie, d’une industrialisation qui commence à tout chambouler et d’un ordre ancien qui ne sait pas mourir. Les Soviétiques ne sont plus très loin, les rapports de pouvoir évoluent ; les territoires aussi. Mais, finalement, les suzerains sont toujours là, et les pouilleux aussi.
Ils n’ont juste plus la même forme.
Y compris dans les bas-fonds.
Alors pour raconter le chaos et le tumulte, quel meilleur moyen que d’y inclure le fantastique ? On fait une pause dans le réel et on invente des histoires.
Comme beaucoup l’ont fait, plus ou moins bruyamment, plus ou moins intimement, avec plus ou moins de talent, Gess a rêvé Paris. A utilisé toutes ses beautés boueuses et lui a offert de nouvelles histoires. Des histoires d’amour, de vengeance ; de fidélité et de trahison ; de vie et de mort.
Et à nous, du mystère et des mondes inconnus ; des légendes nouvelles.
Avec juste ce qu’il faut d’élégance, de panache et d’amitié pour qu’on ne questionne jamais leur bien fondé.