![JPEG - 156.1 ko](local/cache-vignettes/L890xH593/2g9e958-b59ff.jpg?1630998985)
Sfax, la prospère ville portuaire du Sud-Est tunisien. En ce dimanche 25 juillet, jour symbolique de l’anniversaire de la première République de Tunisie (1956), les mesures rendues publiques en soirée par le président Kaïs Saïed agissent comme un véritable séisme. Limogeage du premier ministre, Hichem Mechichi, gel pour trente jours des activités du Parlement… À l’annonce de ces premières mesures, la colère et la morosité des Tunisiens cèdent la place à la joie et à l’espoir. En quelques heures, une liesse nocturne et spontanée contamine les rues et places de la ville. Visages rayonnants et soulagés de milliers de Tunisiens, toutes générations confondues, enfin libérés du poids de la sinistrose. Un coin de soleil vient de déchirer la lourde chape orageuse qui planait sur leur pays.
Mme Sana Masmoudi incarne l’intensité de cette émotion libérée. À 44 ans, cette formatrice pédagogique à l’université de Sfax réagit sans détours : « Ce jour restera comme une date exceptionnelle pour la majorité des Tunisiens. Après des années de crise et de marasme, les décisions du président nous ont redonné l’espoir dans la possibilité de bâtir la troisième République et un avenir meilleur pour la Tunisie. Cela sans que nous perdions nos libertés acquises depuis la révolution de 2011 ». « Bâtir », mais « sans rien perdre » des libertés acquises… Tout est dit sur la portée de cette page tournée. À n’en pas douter, un nouveau chapitre de la révolution tunisienne vient de s’ouvrir. Il est vrai que le blocage aux sommets de l’État avait fini par écœurer la population. Dernier exemple de cette guerre de tranchée : en avril 2021, M. Kaïs Saïed refusait de promulguer un amendement à la loi organique relative à la formation de la Cour constitutionnelle, alors même que cette instance, essentielle aux mécanismes démocratiques, doit être créée depuis… 2014 ! De son côté, M. Hichem Mechichi limogeait, le 7 juin, M. Imed Boukhris, le président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC), organe central de la transparence politique en Tunisie… Tout cela dans un contexte délétère marqué par un regain de la pandémie de Covid-19 et une dramatique pénurie d’oxygène pour soulager les malades.
Lire aussi Olfa Lamloum, « En Tunisie, les braises persistantes de l’esprit de révolte », Le Monde diplomatique, janvier 2021.
En évoquant l’article 80 de la Constitution de 2014, M. Saïed a donc décidé d’agir et de concentrer tous les pouvoirs entre ses mains. Le scénario avait d’ailleurs été maintes fois annoncé par le président depuis son élection en octobre 2019. Face au blocage politique lancinant, tant avec le gouvernement qu’avec les parlementaires, M. Saïed avait plusieurs fois menacé d’agir (1). Un document confidentiel avait même été révélé en mai 2021 par le site Middle East Eye exposant en détail un « plan » concocté par le palais de Carthage (2) : pas de « coup d’État » au sens propre – aucune autorité ne devait être destituée –, mais « le recours à l’article 80 » qui donne au chef de l’État tous les pouvoirs pour faire face à un « péril imminent (…) entravant le fonctionnement des pouvoirs publics ».
« Game over ! »
Kairouan, au centre du pays, mardi 27 juillet. Dans son bureau de l’union régionale de la centrale UGTT (Union générale tunisienne du travail), le syndicaliste Saïd S., 55 ans, commente avec fougue la situation : « La Tunisie a besoin d’un État fort. Prenez le droit du travail, depuis la révolution de 2011, le patronat fait ce qu’il veut. Même le président déchu Zine El Abidine Ben Ali savait parfois taper sur les doigts de certains grands capitalistes. Protéger les travailleurs et les plus pauvres, contrer les intérêts privés prédateurs, au nom de l’intérêt général, voilà ce dont le pays a besoin ! ». Un État fort, juste et équitable : M. Saïed est-il capable d’incarner cet homme providentiel garant de l’intérêt général en Tunisie ? La grande centrale syndicale a très vite fait le choix de le soutenir dans son « coup de force ». Même soutien du côté de divers acteurs influents de la société civile tunisienne ; la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), etc. Avec toutefois un « oui, mais » car tous ces acteurs ont très vite appelé à la « vigilance » pour que le pouvoir renforcé du nouveau maître de Carthage ne le conforte pas dans une dérive personnelle et autoritaire.
C’est à Tunis que cette « vigilance » citoyenne s’est le plus mobilisée. Devant le palais du Bardo, lundi 26 juillet, se joue une scène symbolique devant la grille fermée du Parlement tunisien. En soutien au gel des activités de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), des manifestants brandissent des pancartes avec cette inscription : « Game over !! ». Face à eux, M. Rached Ghannouchi, chef du parti islamo-conservateur Ennahda et président de l’ARP, organise un sit-in de protestation avec ses partisans. Il s’avance et interpelle un soldat. « Ouvrez, je suis le président de l’Assemblée du peuple », lâche-t-il avec arrogance. « Oui Monsieur le président, lui rétorque aussitôt le militaire. Moi, je sers le peuple » !
« Game over » ? Que signifie le slogan en lettre noires tracé sur les pancartes des jeunes manifestants du Bardo ? « Le président a décidé de siffler la fin de la récréation, explique le journaliste tunisien Manoubi Marouki, 71 ans, fin observateur de la vie politique de son pays. Le chaos était généralisé (3) : une économie à genou, des finances presque’à sec, une inflation galopante, une dette extérieure faramineuse, des secteurs d’activité en perdition, un chômage endémique, corruption, contrebande et commerce parallèle, menaces politiques… sans parler d’une pandémie du coronavirus ravageuse avec plus de 20 000 morts et des milliers de contaminations au quotidien… Des mesures exceptionnelles face à une situation exceptionnelle, voilà ce que signifie la « fin de partie » décrétée par le président tunisien ».
Un moment « historique » et « décisif »
Jusqu’en France, à Paris comme en province, l’onde de choc a suscité de vives réactions au sein de la communauté tunisienne. « Comme beaucoup de Tunisiens de l’étranger, j’essaie de comprendre ce qu’il se passe dans mon pays, déclare la romancière tunisienne Hella Feki. Je reviens de Madagascar où j’ai écrit Noces de jasmin (Éditions JC Lattès, 2020) sur les dix jours de révolution tunisienne, un roman qui se termine sur l’espoir des Tunisiens au lendemain du 14 janvier 2011. Dix ans après, Ils sont à nouveau sortis dans les rues. Ces mots de colère sont un soulèvement contre l’injustice, l’incurie, l’abandon, la corruption, des maux incarnés par le parti islamiste, Ennahda. Mais nous ne sommes pas encore sortis d’un processus révolutionnaire. Le président Kaïs Saïed est intervenu par un coup de force. Les jours qui ont précédé étaient sans espoir, les heures qui viendront seront décisives ».
Pour l’intellectuel tunisien Jamil Sayah aussi, le moment est bien « historique et décisif ». Professeur de droit public à l’Université Grenoble-Alpes, il est l’auteur d’un essai sur la Tunisie, L’acte III de la révolution tunisienne : la contre-révolution (L’Harmattan, 2020). « Je pense que Kaïs Saïed fait plus partie du problème que de la solution, confie l’analyste. Nous verrons quelles seront ses mesures concrètes qui vont s’égrener dans les jours et semaines à venir : nomination d’un nouveau premier ministre, annonce d’un plan de lutte contre la corruption, réforme du système électoral – pour un mécanisme majoritaire –, organisation d’un référendum sur le régime politique dans le pays ? Toutes ces étapes l‘attendent et il sera jugé sur ses choix. Mais n’oublions pas que c’est un conservateur qui n’a toujours rien annoncé de convainquant pour sortir le pays de son impasse économique et sociale… ».
Lire aussi Akram Belkaïd, « #MeToo secoue le monde arabe », Le Monde diplomatique, août 2021.
Installé lui aussi en France, l’essayiste tunisien Hatem Nafti, 37 ans, a écrit deux ouvrages sur son pays : Tunisie, dessine-moi une révolution (L’Harmattan, 2015), puis De la révolution à la restauration, où va la Tunisie ? (Riveneuve, 2019). « La situation était intenable depuis au moins un an, estime-t-il. La crise politique avait atteint son apogée, chacun des trois présidents (République, gouvernement, Parlement) régnant sur son propre royaume. La déliquescence de l’État était patente tandis que la crise sanitaire due à la pandémie de Covid-19 échappait à tout contrôle. En revanche, la pratique de l’article 80 a largement dépassé le texte constitutionnel qui interdit le limogeage du gouvernement et le gel du Parlement. Le président a jusqu’ici donné des gages aux organisations nationales et aux partenaires internationaux. Mais si cette situation devait durer dans le temps – et elle le peut selon la Constitution –, nous risquons de retomber dans l’autoritarisme… avec la bénédiction d’une faction du peuple déçue par les promesses non tenues de démocratie et de progrès portées par la révolution ».
État fort et « vigilance » citoyenne
Une semaine après le « coup de force » présidentiel, passées l’euphorie et l’ivresse des jours de liesse, des inquiétudes montaient en Tunisie. Certes, beaucoup veulent croire au traitement de choc proposé par le palais de Carthage mais quid de la suite ? « Il fallait agir, c’est fait. Le président vient même d’annoncer des procès et des outils concrets de lutte contre la corruption, commente M. Khalil Jelassi, 29 ans, doctorant en sciences de l’information et membre du Conseil de presse tunisien. Mais la situation reste confuse et plusieurs facteurs pourraient surgir et déstabiliser davantage le pays, On attend une feuille de route claire et surtout délimitée dans le temps… Une chose est sûre, si Kaïs Saïed échoue dans sa manœuvre politique, la Tunisie sera littéralement livrée au chaos et à l’inconnu. Car on ne peut plus faire machine arrière… »
Réputé libre et « audacieux » par certains, jugé imprévisible et « populiste » par d’autre, le président tunisien est-il en capacité d’organiser la « rupture » qu’il avait lui-même annoncée lors de son élection, avec l’activation de cette fameuse « inversion de la pyramide du pouvoir » promue pendant sa campagne pour « redonner le pouvoir au peuple » (4) ? Dans l’immédiat, Kaïs Saïed reste seul au sommet de la pyramide du pouvoir… En cela, il est en phase avec de très nombreux Tunisiens qui estiment, depuis plusieurs années déjà, que le pays a besoin d’un État fort, avec à sa tête une figure tutélaire, un dirigeant ferme et visionnaire, autant dire un zaïm (« chef charismatique », en arabe) à la manière de ce que fut Habib Bourguiba. Mais n’est-ce pas aussi sur ce ressort de cette figure fantasmée du dirigeant paternaliste et salutaire qu’avait su jouer un certain Zine El Abidine Ben Ali lors de son arrivée au pouvoir, en novembre 1987 (5) ? « Pourquoi nos pays doivent-ils toujours choisir entre une ‘‘mauvaise démocratie’’ ou un ‘‘fantôme de la dictature’’ ? », s’interroge la journaliste Hanene Zbiss, présidente de l’Union de la presse francophone de Tunisie (UPF) et membre du Syndicat des journalistes tunisiens (SNJT). Il est vrai que bon nombre de régimes autoritaires sont nés sous le sceau de popularités enfantées par des périodes où tout paraissait incontrôlable…
Bon nombre de régimes autoritaires sont nés sous le sceau de popularités enfantées par des périodes où tout paraissait incontrôlable…
Il faudra donc juger sur pièce et par les actes. Pour l’heure, M. Saïed a annoncé mercredi 28 juillet son plan anti-corruption, réclamant des comptes à quelques 460 hommes d’affaires accusés de détournement de fonds sous le régime du dictateur déchu. Au total, « ceux qui pillent l’argent public » doivent « 13,5 milliards » de dinars (4 milliards d’euros) à l’État, a-t-il rappelé, précisant que « cet argent doit revenir au peuple tunisien ». « C’est une preuve de sa détermination, estime M. Khalil Abbess, 32 ans, chercheur en sociologie politique, activiste et organisateur de la campagne électorale du président. Le dernier rapport des cours des comptes a montré divers délits au cours de la dernière campagne électorale [2019], faits qui concernent essentiellement le parti Ennahda et Qalb Tounes qui formaient l’essentiel du soutien parlementaire et politique du gouvernement avant le 25 juillet ». Anciennement Parti tunisien pour la paix sociale, Qalb Tounes (Au cœur de la Tunisie) est dirigé par l’homme d’affaires Nabil Karoui, adversaire malheureux au second tour de la présidentielle de M. Saïed. Soupçonné de blanchiment d’argent et d’évasion fiscale, emprisonné jusqu’au lendemain du premier tour du scrutin de 2019, il fut ensuite remis en détention jusqu’à sa libération en juin 2021. Pour nombre de Tunisiens, il représente les dérives d’une classe politique où l’argent règne en maître. Mais l’essentiel de la colère populaire vise d’abord Ennahda.
Les nouvelles « cibles » de la colère
Présenter ce parti islamo-conservateur comme seul responsable du marasme du pays n’est pas sans risque. Certes, Ennahda, qui dispose de 52 sièges sur 217 au Parlement, contrôle et bride une grande partie de la vie politique nationale depuis 2011. Mais la corruption et l’inaction caractérisent l’ensemble de la classe politique et des partis du pays, sans exception. « Nous sommes en réalité devant un double scandale, analyse M. Abdelhamid Jlassi, cadre dirigeant du parti Ennahda jusqu’à sa démission en mars 2020. En premier lieu, l’imposture du président de la République qui est le premier responsable de la crise qui secoue le pays. Il a refusé de jouer son rôle de rassembleur des Tunisiens et de diriger un dialogue national en représentant tous ses concitoyens. Pire, il semble dorénavant s’investir intentionnellement dans le pourrissement de la situation. Paradoxalement, il se désengage de toute responsabilité qu’il impute entièrement aux partis et au parlement, qui ne sont pas innocents, bien sûr ».
Désigner pour principale cible les islamistes d’Ennahda peut aussi séduire les interlocuteurs internationaux – incontournables dans le traitement futur de la dette tunisienne (plus de 100 % du produit intérieur brut [PIB]) –, mais il pourrait bien faire le jeu du Parti destourien libre (PDL) – tapi dans l’ombre depuis le début de cette crise. Cette formation dirigée par la députée Abir Moussi, une ancienne cadre de l’ère Ben Ali, fait lui aussi du sentiment anti-islamiste son fond de commerce politique. Rappelons qu’en avril 2021, M. Kaïs Saïed était reçu en grande pompe par le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi au Caire (Égypte). Faut-il rappeler que l’hostilité à l’islamisme qui lie les deux hommes a servi de costume politique à de nombreuses restaurations autoritaires dans la région (Algérie, Égypte, etc.) ? « Nous sommes devant un “coup d’État” en bonne et due forme visant à concentrer tous les pouvoirs, y compris le judiciaire, poursuit M. Jlassi. Il est évident que certaines personnalités politiques et intellectuelles ferment les yeux devant la violation de la constitution en espérant se débarrasser des islamistes et conserver la démocratie et les libertés. Ils n’ont rien compris et répètent les mauvais calculs du début de l’ère Ben Ali. Pour les démocrates, les vrais, il n’y a qu’une seule voie : la résistance. Car s’agissant des violations des Constitutions, il ne doit pas y avoir de géométrie variable »…
Pour importantes que soient les premières mesures anti-corruption annoncées par le président tunisien, elles ne pourront répondre seule à l’urgence de la question sociale en Tunisie. Que fera-t-il contre l’économie de rente et le poids de ces familles et oligarchies capitalistes qui cadenassent les réformes économiques du pays ? « C’est sur ce point que le chef de l’État reste fondamentalement un acteur de la contre-révolution en Tunisie, prévient l’universitaire tunisien Jamil Sayah. Dans ce domaine comme dans d’autres, si l’on veut éviter de succomber aux fantasmes populistes d’un État fort, il faut que la société civile tunisienne maintienne la pression sur son président pour l’obliger à avancer tout en respectant les acquis de la révolution de 2011 ».
Quelles formes peut prendre cette « vigilance » citoyenne ? Une chose est sûre : contrairement à la révolution de 2011 qui avait pour cible identifiée le président Ben Ali – objet du célèbre slogan « dégage ! » –, les Tunisiens (6) n’avaient plus, depuis 2014, de cibles incarnées contre lesquelles diriger leur colère. Les mobilisations sociales, nombreuses et profondes, sont donc jusqu’ici restées fragmentées. Mais à présent que le président a lui-même fixé un cap et tracé le chemin, le peuple tunisien a retrouvé des repères tangibles. Lutte contre la corruption, dénonciation des « mafias » politiciennes, référendum possible pour changer de régime politique, mesures d’urgence contre la crise sanitaire meurtrière… Tous ces objectifs brandis par M. Kaïs Saïed donnent à présent une boussole à la population pour briser les obstacles qui paralysent une révolution restée dangereusement inachevée (7). Depuis le 25 juillet 2021, le peuple tunisien a des outils et des cibles pour faire valoir ses droits et exercer sa « vigilance » démocratique. Y compris, si cela s’avère nécessaire, l’arme de de destituer le nouveau maître de Carthage…