En kiosques : avril 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

Troisième partie

Fusion Veolia-Suez : guérilla juridique et intimidation de la critique

Le conflit engagé entre les deux multinationales françaises, leaders mondiaux des services à l’environnement, qui s’affrontent avec une rare violence depuis l’annonce par Veolia, le 31 août dernier, de son intention de racheter son concurrent, a atteint son acmé depuis quelques semaines. Aux innombrables procédures judiciaires engagées sur tous les fronts est en effet venue s’ajouter une campagne d’intimidation — par voie d’huissier — de nombreux économistes et universitaires, dont l’auteur de ces lignes. L’hubris déchaînée de nos capitaines d’industrie souligne en creux l’étourdissant silence de l’État, pourtant impliqué à plus d’un titre dans cette affaire sans précédent.

par Marc Laimé, 18 décembre 2020
JPEG - 93 ko
cc0 Tony Wan

«Suivre au plus près l’évolution de ce dossier, et de s’inscrire pleinement dans la mission de contrôle exercée par les commissions du Sénat. » Tel est l’objectif affiché, au Sénat, par le comité de suivi « sur les conséquences économiques et environnementales de la fusion entre Veolia et Suez » — projet dont la première étape s’est traduite le 5 octobre dernier par le rachat de 29,9 % du capital de Suez par Veolia.

Créé le 3 novembre par la présidente de la commission des affaires économiques du Sénat, Mme Sophie Primas (Les Républicains – Yvelines), et celui de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, M. Jean-François Longeot (Union Centriste – Doubs), ses travaux débutent le jour même par l’audition de M. Philippe Varin, président du conseil d’administration de Suez, et de M. Bertrand Camus, directeur général. Le lendemain a lieu celle de M. Jean-Pierre Clamadieu, président du conseil d’administration d’Engie, avant celle de M. Antoine Frérot, président-directeur général de Veolia, le 10 novembre. Toutes sont visibles en ligne.

Les deux entreprises représentent aujourd’hui près de 44 % du marché de l’assainissement collectif et 50 % du marché de l’eau en France

Les sénateurs souhaitent « identifier les risques que la fusion ferait peser sur les consommateurs et les collectivités territoriales : ensemble, les deux entreprises représentent aujourd’hui près de 44 % du marché de l’assainissement collectif et 50 % du marché de l’eau en France, sans mentionner leurs actions dans le domaine des déchets et de l’énergie. La constitution d’une entité dotée d’un tel pouvoir de marché éveille des craintes relatives à des augmentations de tarifs sur ces services essentiels pour les citoyens français. »

Les auditions ont montré les deux dirigeants de Suez à la peine, victimes d’un complot dont ils dénoncent le caractère mortifère, le dirigeant d’Engie en « bad boy » protestant de son innocence, et enfin Antoine « Imperator » Frérot, qui crève l’écran en se concentrant sur son projet de fusion, paré de toutes les vertus. Mieux : il s’engage à revenir devant les sénateurs leur rendre compte de son engagement à sauvegarder les emplois de sa proie.

« L’OPA sur Suez se fera… »

Dès le 3 décembre, le même Antoine Frérot squattait une pleine page du quotidien Le Monde, y affirmant sans ambages : « L’OPA sur Suez se fera ».

Le ton, et les paroles employées détonnent par rapport aux us et coutumes des salons douillets où se tiennent les conseils d’administration du CAC 40. Mais ils ne laissent planer aucun doute sur la détermination de notre capitaine d’industrie :

« Je ne crois plus qu’une discussion avec le conseil d’administration de Suez soit possible, puisqu’ils s’obstinent à en refuser le principe même. D’autant qu’en parallèle de ce refus systématique qui m’est opposé, plusieurs lignes rouges ont été franchies ou sont en passe de l’être. Il y avait d’abord eu la création d’une entité opaque pour rendre inaliénanle Suez Eau France. Suez a également annoncé une accélération de son plan de cession d’actifs. Nous craignons que les dirigeants actuels de Suez ne cherchent à se réserver certains actifs stratégiques comme point de refuge, alors que nous avons besoin de l’ensemble des forces de Suez pour bâtir le grand champion mondial de la transformation écologique. »

Et de poursuivre en annonçant qu’il débarquera le staff de Suez lors de la prochaine assemblée générale. « Notre train est lancé, et rien n’arrête un train lancé », ajoute-t-il le même jour dans une conférence de presse à distance, précisant qu’il compte sur les autres actionnaires de Suez pour faire « pression » sur la direction du groupe et qu’il n’imagine pas ne pas obtenir leur soutien et in fine celui du conseil d’administration — potentiellement remanié — de sa cible.

Deux jours plus tard, le 5 novembre, M. Varin rend public le courrier cinglant qu’il vient d’adresser au PDG de Veolia, dans lequel il qualifie de « menaces » les opérations de communication menées par ce dernier. La lettre pointe également une contradiction entre l’interview accordée par M. Frérot au Monde, sur le thème de « l’OPA sur Suez se fera » quoi qu’il arrive, et son désir « d’amicalité souscrit pour au moins six mois ».

« Sur la forme, le mépris dont vous faites preuve et les termes que vous utilisez à l’égard de Suez, ses équipes, sa gouvernance et ses valeurs sont particulièrement choquants. A fortiori au moment où toutes les énergies devraient être concentrées à affronter la nouvelle vague du Covid-19, ce qui rend votre démarche encore plus déplacée. »

Ambiance…

Bras de fer au tribunal

Dès le 19 octobre, l’avocat des salariés de Suez éclairait dans le média en ligne Décideurs les fondements de la décision du tribunal judiciaire de Paris qui, saisi par les salariés, avait conditionné la poursuite du projet de fusion à l’information et à la consultation des comités sociaux et économiques (CSE) du groupe (1) :

« Il considère que la cession des 29,9 % de parts détenues par Engie ne constitue en rien un élément isolé, presque anodin. Quand une entreprise procède à un tel investissement [Le rachat des titres par Veolia est estimé à 3,5 milliards d’euros], ce n’est pas uniquement pour devenir actionnaire. Le tribunal nous donne raison et estime, au contraire, que la cession des actions s’inscrit dans un projet industriel plus large, le rachat de Suez par Veolia, qui entraînera une réorganisation des activités de Suez et la cession de certaines d’entre elles. Or, de telles conséquences impliquent d’organiser l’information et la consultation des CSE.

Y-a-t-il eu des antécédents ?

Cette ordonnance s’inscrit dans la lignée d’une jurisprudence assez classique. Les textes prévoient en effet que, lorsqu’un projet de cet ordre n’est pas soumis à la consultation, les représentants du personnel sont dans le droit de saisir un juge. En 2014 déjà, la Cour d’appel de Paris avait ordonné la suspension de la cession du [groupe de magasins] Printemps à des investisseurs qataris en attendant la reprise de la consultation du comité central d’entreprise. Mais, dans ce dossier, les informations étaient détenues par l’employeur, ce qui n’est pas le cas ici. Les éléments d’information que nous sollicitons sont entre les mains, si je puis dire, d’une “tierce” personne. »

Compte tenu de l’urgence, l’action des salariés de Suez a été lancée en référé, ce qui signifie que le tribunal doit se prononcer rapidement. Il le fait le 9 octobre en suspendant les effets du rachat, intervenu quatre jours plus tôt, des 30 % d’Engie dans Suez par Veolia. Veolia fait appel.

Quinze jours plus tard, nouveau rebondissement devant la Cour d’appel de Paris. D’ordinaire, la chambre sociale de cette dernière examine plutôt des litiges entre employeurs et salariés. La défense de Veolia, elle, se concentre sur un argument : « La direction de Suez n’avait pas l’obligation de consulter son CSE. » La Cour d’appel confirme finalement le jeudi 19 novembre l’ordonnance de référé qui conditionne l’opération de rachat à l’information et à la consultation des représentants du personnel. Car elle risque bien d’entraîner « une réorganisation des activités de Suez et la cession de certaines d’entre elles ». Des conséquences si lourdes qu’elles nécessitent « d’organiser l’information et la consultation des comités sociaux et économiques (CSE) ».

Le tribunal a donc donné raison à ces derniers en décidant de « la suspension des effets » de la cession. Soulignant « le caractère conservatoire » de la suspension, la Cour estime que les mesures ordonnées par le tribunal judiciaire ne sont cependant « ni de nature à affecter le droit de propriété de Veolia sur les actions acquises, ni entraver sa liberté d’entreprendre, ni porter atteinte au droit de la concurrence ».

En revanche, « l’absence d’information et de consultation des comités sociaux et économiques » constitue « un trouble manifestement illicite ». Signe pour l’avocat des CSE des métiers de l’eau que « chacun ne peut plus aujourd’hui feindre d’ignorer les effets potentiellement destructeurs sur l’emploi pour les victimes d’une opération de rachat ».

Lire aussi Marc Laimé, « Derrière la fusion Veolia-Suez, le rêve d’un Gafam français », 2 novembre 2020.

Pour Veolia, cela signifie « qu’au plus tard le 5 février 2021, il recouvrera l’ensemble de ses droits », car Suez a affirmé à la Cour que « la procédure d’information-consultation des CSE a débuté » les 3, 4 et 5 novembre. En outre, Veolia estime avoir fourni à Suez l’ensemble des informations et documents nécessaires à cette information-consultation. « Information erronée », rétorque Suez.

La procédure a bien été initiée, mais « à ce stade, la direction de Suez n’a pas obtenu d’Engie, comme de Veolia, l’ensemble des éléments suffisants pour répondre précisément aux inquiétudes légitimes des représentants du personnel ». « Contrairement au contenu du communiqué de presse de Veolia, le point de départ du délai de consultation n’est pas fixé, et la date du 5 février 2021 mentionnée par Veolia est inexacte », poursuit le groupe. Et d’ajouter qu’« en tout état de cause, Veolia restera privée de ses droits de vote à l’issue de cette information-consultation jusqu’à la fin de la revue par l’autorité européenne de concurrence, sauf autorisation de cette dernière ».

Parallèlement, Veolia annonce que le « tribunal de commerce de Nanterre [a] interdit à Suez de prendre toute décision susceptible de rendre irrévocable le dispositif étranger d’inaliénabilité de l’Eau France de Suez ». Ce dispositif prend la forme d’une fondation de droit néerlandais et a pour objectif d’empêcher l’OPA de Veolia sur son concurrent. L’ordonnance exécutoire du tribunal, explique Veolia, impose à Suez d’attendre qu’une assemblée générale statue sur le dispositif ou d’attendre, au plus tard, l’assemblée générale qui statuera sur les comptes de l’exercice qui s’achève au 31 décembre. « Dans l’intervalle, Veolia assignera le groupe Suez dans les meilleurs délais pour faire juger la nullité de ce dispositif qui viole des règles essentielles de droit français. »

Antoine Frérot rêvait d’une « blitzkrieg ». Surgit le spectre d’une guerre des tranchées.

Perquisitions

Le jeudi 26 novembre, à La Défense, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) et place de l’Opéra à Paris, sur les coups de 9 heures du matin, une escouade d’huissiers accompagnée d’informaticiens débarquent en même temps au siège de Veolia, d’Engie (ex GDF-Suez) et du fonds d’investissement Meridiam (dont nous parlions dans la première partie de cette série).

Chaque huissier est doté d’une ordonnance du président du tribunal de commerce de Nanterre (Hauts-de-Seine), qui les autorise à saisir tous les documents relatifs à la tentative de rachat de Suez par son principal concurrent, Veolia. Les informaticiens disposent quant à eux d’une liste comprenant une quarantaine de mots-clés, que Suez a fait valider par le tribunal, à partir de laquelle ils peuvent « aspirer » le contenu des ordinateurs des dirigeants, comme des serveurs informatiques où sont notamment stockés tous les mails échangés, ou encore celui des téléphones portables (les documents saisis devant obligatoirement mentionner certains des mots-clés définis par le président du tribunal de commerce).

L’affaire tourne très vite à la foire d’empoigne, Veolia, Engie et Meridiam faisant rappliquer dare-dare leurs conseils pour tenter de refouler les envahisseurs. Objectif du casse, selon Jean Veil et Bruno Cavalié, les deux avocats de Suez mandatés pour cette opération : démontrer que dès le mois de juillet et avant même l’annonce officielle de l’intérêt de Veolia pour Suez en août, des discussions secrètes et confidentielles ont eu lieu afin de « verrouiller » l’opération. La procédure mise en œuvre entend faire également la lumière sur l’absence d’offre de rachat concurrente à celle de Veolia qui, de fait, n’aurait pas eu le temps d’émerger vu l’accélération du processus déclenché par le vendeur Engie au profit du groupe d’Antoine Frérot.

Lire aussi Frédéric Lordon, « Paniques anticomplotistes », 25 novembre 2020.

L’opération se poursuit encore en début d’après-midi, ce 26 novembre, après qu’une longue discussion a été engagée sur les documents et autres mails que les huissiers peuvent saisir, et ceux auxquels ils n’auront pas accès. L’ensemble des informations recueillies sont ensuite placées sous séquestre. Le tribunal de commerce de Nanterre décidera lesquelles peuvent être transmises à Suez. Entre-temps, Veolia pourra contester en justice cette procédure, ce qui devrait donner encore pas mal de travail aux avocats de l’ensemble des parties…

Si les informations récupérées par Suez le justifient, « plusieurs actions en justice pourraient être engagées », estime le conseil de Suez, Mr Cavalié. En clair l’annulation de la vente par voie de justice.

De son côté, Antoine Frérot se démène pour obtenir la convocation d’une assemblée générale des actionnaires de Suez, qui destituerait l’actuel conseil d’administration avant de le remplacer par des affidés. Faute d’y parvenir, le Triangle d’or de la Ville Lumière dont rêve M. Frérot pourrait bien finir par ressembler aux faubourgs de Borodino…

Intimidation

Mais ce n’est pas tout. Et nous prenons ci-après la liberté — considérant que l’affaire est d’intérêt public —, d’évoquer la procédure dont nous avons été, avec d’autres, la cible, à l’initiative de Veolia.

Le samedi 5 décembre vers 9 heures nous découvrons dans notre boîte aux lettres l’avis de passage d’un huissier qui a tenté, la veille aux alentours de 20 h 30, de nous signifier une « Sommation de faire » émise par Veolia.

Nous joignons alors sur son téléphone portable le clerc qui nous a manqué la veille. Lequel nous indique qu’il nous transmettra la sommation par mail d’ici la fin du week-end.

Moins d’une heure plus tard nous recevons un appel téléphonique de M. Laurent Obadia, directeur de la communication et conseiller du président de… Veolia ! C’est à lui que nous avions adressé en octobre dernier les questions que nous souhaitions poser à Veolia, et dont nous avons publié les réponses dans le premier volet de cette enquête.

Lire aussi Marc Laimé, « Veolia-Suez : genèse d’une affaire d’État », 26 octobre 2020.

À cette occasion, M. Obadia se répand en excuses, nous assure qu’il s’agit d’une erreur et que cet envoi ne nous était pas destiné, ajoutant qu’il n’est donc pas nécessaire que nous le récupérions auprès de l’huissier. Après quoi nous échangeons sur l’affaire en cours, le représentant de Veolia tentant de nous convaincre de la bienveillance de son groupe. Au contraire de Suez, naturellement.

À ce stade nous pensons encore qu’il s’agit d’une bête erreur de fichier et d’adressage malencontreux. Mais le lendemain, dimanche 6 décembre, le clerc nous fait parvenir par courrier électronique la fameuse « Sommation de faire ». Et nous découvrons le pot-aux-roses.

Sommation de faire de Veolia signifiée par voie d’huissier, 04-12-20.

Cette sommation nous est adressée car, en notre qualité de conseil en politiques publiques pour l’eau et l’assainissement auprès des collectivités locales, nous avons publiquement commenté le projet de rachat de Suez par Veolia. Dans un contexte où d’éventuels commentaires négatifs sur cette affaire seraient susceptibles d’occasionner un important préjudice économique à Veolia, cette dernière nous enjoint donc sous 48 heures de lui adresser une déclaration (à une adresse Internet dédiée), dans laquelle nous l’assurerions que nous ne sommes ni de près ni de loin… rétribués par Suez !

Après avoir consulté nos conseils, nous décidons d’adresser, en réponse, une mise en demeure à Veolia.

Notre mise en demeure en réponse à la Sommation de faire de Veolia, 07-12-20.

Le soir même, sur Twitter, un professeur de droit d’Assas, qui a lui aussi reçu une sommation, dénonce le procédé avant que l’affaire ne gagne les médias le lendemain, avec la parution en « une » du site de L’Obs, de la protestation indignée de M. Élie Cohen, directeur de recherches au CNRS, spécialiste de l’économie industrielle, qui s’est en effet exprimé à plusieurs reprises sur le projet de fusion. En quelques heures l’affaire est relayée par une dizaine de médias, et l’on apprend que c’est une quinzaine d’observateurs, pour l’essentiel des économistes et des universitaires, qui ont été visés par Veolia.

Procédure baillon

Nous identifierons en quelques heures, sans difficulté majeure, une dizaine des récipiendaires des sommations, dont la liste n’a pas été rendue publique par Veolia. Et pour cause. Les formulations contournées utilisées dans le document ne peuvent en l’état être poursuivies par nous qu’au titre d’une « diffamation privée » (2), sanctionnée, en cas de condamnation, par une amende… d’un montant de 38 euros. En revanche, si un récipiendaire rend l’affaire publique, Veolia pourrait le poursuivre pour… diffamation publique !

Nonobstant, après avoir pris connaissance d’une dizaine de tribunes ou prises de position signées par une partie des « cibles » de Veolia, nous constatons que les propos incriminés par la multinationale sont généralement lacunaires, insignifiants, pour ne pas dire totalement à côté de la plaque, ce qui ne laisse pas d’intriguer (3).

De fait, nos Machiavel d’Aubervilliers — lieu du nouveau siège de Veolia —, comme nous l’explique un juriste avisé, n’entendent pas nous poursuivre en diffamation (4) :

« C’est plus tordu que cela, et beaucoup plus efficace. En ayant enjoint leurs cibles de justifier de l’absence de conflit d’intérêt avec Suez, ils se réservent la possibilité, en l’absence de réponse sous 48 heures — indice que la cible pourrait bien être stipendiée par leur adversaire —, de la poursuivre pour “dénigrement” devant la justice consulaire [tribunaux de commerce]. En cas de condamnation, les dommages et intérêts peuvent se chiffrer, dans le cas d’espèce, en centaines de milliers d’euros. »

Ce faisant Veolia ferait coup double, attestant auprès du tribunal de commerce — saisi, nous l’avons vu, la semaine précédente par Suez, qu’il a autorisé à perquisitionner Veolia, Engie et Meridiam —, que l’entreprise, odieusement calomniée par des folliculaires stipendiés, met bien tout en œuvre pour préserver et sa réputation et son cours en Bourse. Ce qui rassurerait à l’identique l’Autorité des marchés financiers (AMF), elle aussi saisie depuis le début de notre ténébreuse affaire par les syndicats de Suez.

Soulignons pour la bonne forme que Veolia nous a depuis lors notifié par écrit, à la date du 8 décembre, et par voie de courrier en recommandé avec accusé de réception, qu’il s’agissait bien d’une « erreur », et que leur billet doux n’aurait pas du nous être adressé. Si l’ensemble de l’opération souffre pareil amateurisme, l’issue de l’OPA a de quoi inspirer les plus vives inquiétudes.

Et précisons qu’à ce stade, quoiqu’ayant répondu dans les termes qui nous semblaient appropriés à l’initiative de Veolia, nous pourrions qui sait, comme nous l’a confirmé un juriste, eu égard à la virulence de notre riposte, nous retrouver cité par Veolia pour mieux accabler les éventuels « stipendiés » de Suez qu’elle poursuivrait de sa vindicte — quasiment au titre de « témoin de moralité » !

Ajoutons enfin que dans un long message non signé, diffusé sur le fil Twitter de Veolia, l’entreprise s’aventure encore un peu plus dans la désignation à peine voilée de ses cibles, inaugurant là encore un nouveau registre dans la guerre d’influence qui l’oppose à sa proie.

Lire aussi Grégory Rzepski, « Ces viviers où prolifèrent les “experts” médiatiques », Le Monde diplomatique, décembre 2019.

Pire, dans un entretien accordé à l’hebdomadaire Le Point, Veolia, brisant un tabou s’agissant d’entreprises de services aux collectivités — celui des conflits d’intérêt —, met nommément en cause Mme Sophie Primas, sénatrice LR qui préside la mission de suivi mise en place au Sénat, au motif qu’elle apparaîtrait dans un clip promotionnel de Suez ! Ici, même partie de billard à plusieurs bandes, il s’agit de rendre par avance suspectes les conclusions à venir de ladite mission (5). Bonne pioche en l’occurrence, puisqu’on a appris depuis lors, le 15 décembre, que Mme Primas était empêtrée dans un autre conflit d’intérêt… (6). Cette rupture d’un tabou absolu ne cesse pas d’interroger quand on connait le soin qu’apportent nos deux mastodontes à « traiter » les élus, comme l’illustrait encore le 4 décembre dernier la présence de M. Antoine Frérot au salon Pollutec à Lyon (7).

« Malgré le coût en termes d’image de cette étrange procédure, chez Veolia, on assume », précise l’hebdomadaire Marianne. Et on revendique même une filiation avec la démarche entreprise par notre confrère Le Monde diplomatique. Il y a un an, sous le titre “Ces viviers où prolifèrent les ‘experts’ médiatiques”, le “Diplo” avait en effet tenté de décrypter d’où parlaient les experts invités sur les plateaux et dans les colonnes des journaux. “Ça suffit les tribunes stipendiées. Nous, on trouve que cela serait normal que les médias précisent d’où parlent les gens quand ils s’expriment. Quand une personne publie dans quatre ou cinq journaux la même ou quasiment la même tribune, en se revendiquant de sa seule position dans l’université, alors qu’il est également administrateur d’une entreprise qui a failli entrer comme chevalier blanc de Suez contre Veolia... Et bien, on peut se poser des questions”, explique à Marianne Laurent Obadia, le directeur de la communication de Veolia, qui vise sans le nommer Élie Cohen (8). »

Privatisation des instruments de la justice

« Les dirigeants de Suez, aidés par une armada d’avocats d’affaires et de banquiers conseils, font flèche de tout bois, indiquait le quotidien Le Monde, dans son édition du 11 décembre. « À leur demande, le tribunal judiciaire de Paris a réclamé à Veolia, le 9 octobre, le lancement du processus légal d’information-consultation des instances représentatives du personnel de Suez : 99 comités sociaux et économiques doivent être consultés. Suez, qui joue la montre, affirme que la procédure s’achèvera “au plus tard le 31 mai”.

Veolia rétorque que tout peut être fait d’ici au 5 février. Ce dernier a annoncé, jeudi 10 décembre, avoir mis à la disposition des syndicats de Suez un document de 76 pages décrivant le projet, ainsi que l’offre remise à Engie, l’accord Veolia-Meridiam (qui reprendrait Suez Eau France)… “Cette démarche dépasse les obligations légales” et certaines informations fournies revêtent un caractère confidentiel lié au secret des affaires, assure Veolia, en précisant que Suez disposait de nombreuses informations depuis la mi-octobre.

De plus, M. Frérot invite à nouveau les salariés de Suez “à proposer une date” pour une rencontre afin de défendre son opération et les convaincre qu’elle n’entraînera ni suppressions d’emplois ni remise en cause des droits acquis. En attendant, son groupe ne peut pas jouir des droits associés aux 29,9 % qu’il détient, ni saisir les services antitrust de Bruxelles et de quelques pays où existent d’importants doublons Suez-Veolia (Royaume-Uni, Allemagne, Australie…) ».

Les dérives du capitalisme financier se manifestent depuis trente ans au travers des paradis fiscaux, des tribunaux privés d’arbitrage institués par la Banque mondiale ou la Chambre de commerce internationale, mais également dans l’extraterritorialité judiciaire américaine, devenue une nouvelle arme de guerre économique (9).

À une moindre échelle, les péripéties de l’affaire Veolia-Suez illustrent aujourd’hui, sur fond de secret des affaires et de menace sur l’information, des glissements et ruptures tout aussi inquiétantes.

Marc Laimé

(1« Affaire Veolia, l’avocat des salariés de Suez prend la parole  », Décideurs.com, 19 octobre 2020.

(2La diffamation est considérée comme privée si elle n’est pas exprimée dans un document accessible au grand public (dans la rue, dans les médias)…

(3« Les experts : Veolia-Suez, futur leader de la transition écologique ? », BFM Business, 31 août 2020. Lire aussi William Emmanuel, « Une fusion Veolia-Suez n’a aucune logique industrielle », Libération, 5 novembre 2020.

(5Michel Revol, « Les curieuses méthodes de Veolia, Le Point, 8 décembre 2020.

(7Antoine Frérot, « Un champion écologique, quel bénéfice pour les collectivités ? », Pollutec, 4 décembre 2020

(8Emmanuel Lévy et Sébastien Grob, « Rachat de Suez : le coup de semonce de Veolia contre des experts médiatiques », Marianne, 8 décembre 2020.

(9Lire Ali Laïdi, Le droit, nouvelle arme de guerre économique. Comment les Etats-Unis déstabilisent les entreprises européennes, Actes Sud, Arles, 2019.

Partager cet article