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Réengagement américain en Méditerranée

Israël : le retour sans illusion de l’oncle Sam

Depuis quelques années, au Proche-Orient comme en Méditerranée orientale, le parrain américain — qui y faisait jadis la pluie et le beau temps — n’était plus considéré comme un allié si puissant et si fiable qu’il était possible de lui confier les clés du domaine : celles d’Israël, allié historique, comme celles des États arabes, anciens soutiens de la cause palestinienne. Washington regardait ailleurs : vers l’Indopacifique et la Chine… Loin d’Israël et des petits « accords d’Abraham », bricolés par la famille Trump sous le patronyme « d’accords du siècle », et endossés par l’immobile président Joe Biden…

par Philippe Leymarie, 17 octobre 2023
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Vérification de carburant à bord de l’USS Gerald Ford, en Méditerranée orientale, le 11 octobre 2023
Seaman Tajh Payne

Douloureux réveil : les massacres et enlèvements terroristes du 7 octobre en Israël, particulièrement horribles et massifs, déclencheurs d’une nouvelle « guerre de Gaza » (1), ont rappelé le parrain historique à ses devoirs. Ainsi, le Gerald Ford, le plus gros porte-avions des États-Unis, également le plus grand bâtiment de guerre au monde — « 112 000 tonnes de diplomatie », dit-on, mais « de diplomatie des armes, plus que de l’arme de la diplomatie », écrit Jack Dion dans Marianne du 12 octobre 2023 (2) — a été dépêché dans la région. Il croise depuis quelques jours au large du Liban, à la tête d’une escadre composée d’un croiseur, de quatre destroyers, de plusieurs sous-marins nucléaires, et d’importants moyens aériens.

Lire aussi « La nouvelle guerre de Gaza », Le Monde diplomatique, octobre 2023.

Le président Biden vient de décider de doubler la mise, avec l’envoi ces jours-ci, depuis les côtes américaines, d’un second groupe aéronaval, autour de l’USS Dwight D. Eisenhower. Une présence militairement spectaculaire, et même écrasante, bien dans la tradition américaine qui porte un message appuyé aux pays (notamment l’Iran, la Syrie) ou aux forces (comme le Hezbollah libanais) qui tenteraient d’ouvrir de nouveaux fronts au nord ou à l’est, contre une armée israélienne occupée elle-même au sud à venger ses morts et otages, espérant éradiquer les réseaux assassins.

Confirmation par le général Michael Kurilla, commandant du Centcom (qui coordonne les opérations américaines du Proche-Orient depuis son quartier général en Floride, et qui a Israël dans sa zone de responsabilité depuis 2021) : la mission de ces forces consiste à « se tenir fermement au côté de ses partenaires israéliens et régionaux, pour répondre au risque que poserait une partie qui chercherait à étendre le conflit ». C’est ce qu’est venu répéter le président américain en personne, lors d’une visite-éclair en Israël du 18 au 19 octobre.

À l’état pur

En parallèle, des gros-porteurs de l’US Air force ont commencé à livrer à l’armée israélienne de quoi reconstituer ses stocks de missiles et d’antimissiles. Déjà bénéficiaire de la plus grosse enveloppe d’aide militaire US (3,8 milliards de dollars par an), Israël s’est vu promettre une nouvelle assistance en matière de renseignement et de logistique par le président Biden, qui se fait filmer en « salle de crise » à la Maison Blanche, dénonçant « l’assaut épouvantable et sans précédent des terroristes du Hamas » — le « mal à l’état pur contre le peuple d’Israël ».

Une présence américaine faisant donc figure de « retour sur zone », qui se veut dissuasive et rassurante, et pourrait contribuer — en cas de besoin — à des coups de pouce militaires, ou à des opérations de libération et exfiltration d’otages, d’évacuation de ressortissants et réfugiés. Mais qui, dans la foulée de la large tournée diplomatique régionale que vient d’effectuer en urgence le secrétaire d’Etat Antony Blinken, donne aussi à Washington les moyens de « retenir » quelque peu l’exécutif israélien dans son entreprise de vengeance et d’annihilation de ses adversaires, compte tenu des inévitables « dégâts collatéraux » sur les populations civiles, et des risques d’embrasement régional.

Devant l’imminence d’une entrée de l’armée israélienne au sol, à l’intérieur de l’enclave de Gaza, samedi 14 octobre, le président américain, tout en rappelant qu’Israël avait « le droit de répondre et le devoir de riposter », a demandé d’épargner les civils, en leur « donnant accès à l’eau, à la nourriture, aux soins médicaux ». Dans un entretien diffusé dimanche 15 octobre sur CBS, Joe Biden a estimé qu’une nouvelle occupation de Gaza par Israël serait « une grave erreur ». Et rappelé « qu’il faut une autorité palestinienne » et qu’« il doit y avoir une voie vers un État palestinien ».

Son secrétaire d’État Antony Blinken a de son côté rejeté l’idée que les Palestiniens puissent être expulsés de la région. Tous deux accordent une importance particulière au sort des citoyens américains de Gaza (ils seraient jusqu’à 600), qu’ils cherchent à faire évacuer par le sud, vers l’Égypte, au poste-frontière de Rafah. Une poignée de ressortissants américains feraient également partie des presque 200 otages détenus par le Hamas.

Capitale éternelle

Lire aussi Alain Gresh, « Israël-Palestine, un plan de guerre », Le Monde diplomatique, mars 2020.

Pour autant, cette présence renforcée ne fera pas des États-Unis un « juge de paix » accepté par toutes les parties, quand il faudra à nouveau tenter de trouver des issues politiques à ce conflit ancestral. Des années avant l’opération diplomatique Abraham, la question palestinienne avait été passée par pertes et profits à Washington, où on avait :

 Entériné les vagues successives de colonisation en Cisjordanie ;
 Oublié la théorie des « deux États » ;
 Transféré son ambassade à Jérusalem, promue « capitale éternelle et indivisible » d’Israël ;
 Coupé les crédits à la fantomatique « Autorité palestinienne » ;
 Tandis que l’Europe, et même la France, perdaient toute autonomie et toute influence sur le règlement de ce conflit, en dépit des sacrifices consentis au titre de l’aide aux réfugiés, à la reconstruction, etc.

Ces dernières années, les groupes aéronavals américains en Méditerranée étaient surtout « de passage », vers le canal de Suez et le Golfe arabo-persique. La zone avait été plutôt délaissée par les forces américaines, qui avaient tendance à restreindre leurs effectifs en Europe, à minorer le rôle de l’OTAN, et à privilégier l’Indopacifique. Le contre-amiral Roux de Luze, ancien attaché militaire français, se souvient de la formule qui avait cours à Washington en 2020, lorsqu’il y était en poste : « Les trois priorités du Pentagone sont : la Chine, la Chine, et la Chine ».

L’absence, par exemple, de réaction ferme américaine aux attaques de drones en 2019 sur des champs pétroliers d’Arabie saoudite, attribuées aux Iraniens, avait fait l’effet d’un électrochoc à Ryad, rappelle l’atlas 2022 de la FMES, qui voit dans ce relatif effacement américain une des causes de l’actuelle « prolifération balistique » dans la région.

Chapelet de bases

Les États-Unis n’en sont pas moins restés très présents sur les pourtours de Méditerranée et du Golfe Arabo-Persique, dans le cadre de l’OTAN et de la défense antimissile, ou à titre bilatéral, avec plusieurs flottes navales, de larges capacités de frappe, un chapelet d’une trentaine de bases militaires, et des effectifs conséquents : 15 000 militaires américains en Italie, 13 500 au Koweit, 6 000 au Qatar, 5 000 à Bahrein, 4 700 à Djibouti, 3 500 en Espagne, 3 000 en Jordanie, 3 000 aux Émirats arabes unis, 2 500 en Irak-Syrie, 2 000 en Turquie, etc. Le tout en gardant un œil sur leur petit protégé (Israël), un autre sur leur principal adversaire régional (l’Iran), en parallèle avec la surveillance des routes maritimes suivies par les navires conteneurs géants et les superpétroliers à destination de l’Occident, via Suez et la Méditerranée.

Le large engagement de Washington en faveur d’un soutien obstiné à l’Ukraine, depuis février 2022, contre une Russie promue à nouveau « ennemie » numéro un, a également renforcé l’intérêt stratégique pour les Américains d’une Méditerranée orientale qui était dominée ces dernières années par la Turquie, la Russie et leurs alliés. Dans la foulée, l’exécutif américain assume à nouveau son leadership à la tête d’une Alliance atlantique revigorée, qui a conservé ses points d’appui méditerranéens :

 Le quartier général de ses forces navales est basé à Naples, au sud de l’Italie ;
 Les frégates anti-missiles Aegis américaines font relâche à Rota, en Espagne ;
 Les avions-radars AWACS — sous couleurs américaines ou directement siglés « OTAN » — opèrent sur la mer Noire et aux parages de l’Ukraine depuis la Sicile ou la Grèce ;
 La composante « terre » du commandement des forces alliées en Europe (SACEUR) est coordonnée depuis Izmir, en Turquie.

L’actuel et tardif réengagement américain en Israël-Palestine ne préjuge pas des décisions de l’exécutif israélien : « Les États-Unis veulent montrer qu’ils sont à la manœuvre », analyse le géopolitiste Pascal Boniface (3), « Néanmoins nous savons qu’Israël va décider de son agenda seul et ne tiendra pas compte des demandes de Washington. Cela peut paraître paradoxal vu l’ampleur de l’aide américaine, mais c’est la situation qui prévaut entre les deux pays depuis le début du XXIe siècle. Comme les États-Unis s’interdisent toute pression réelle sur Israël, ses dirigeants savent bien qu’ils peuvent diriger comme ils l’entendent sans s’exposer à la menace de sanctions. »

Philippe Leymarie

(1Après 3 autres, baptisées, côté israélien, « Plomb durci » en 2008-2009, « Pilier de défense » en 2012, « Bordure protectrice » en 2014.

(2Le Gerald Ford, inauguré avec retard en octobre 2022, après des années de déboires techniques, est le plus moderne des onze porte-avions américains : 332 mètres de long, embarquant 74 aéronefs, avec un équipage de 4600 marins (soit trois fois plus que le Charles de Gaulle).

(3« France 24 », 15 octobre 2023.

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