En kiosques : avril 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

« J’adopte les bons réflexes »…

par Cédric Lagandré, 29 janvier 2022
JPEG - 104.9 ko
cc Andrea, 2009.

En quelques années, l’espace public s’est trouvé envahi par une forme langagière apparemment innocente consistant à formuler des injonctions à la première personne : « je monte et je valide », « je fais attention aux hommes en jaune », « j’en profite », etc. Cette idée a vraisemblablement germé chez les techniciens de la communication marchande, mais la tournure s’est vite généralisée comme une forme normale d’expression publique. Les pouvoirs institutionnels en font désormais eux-mêmes usage. La métropole de la ville de Marseille, par exemple, pour inciter les gens à déposer leur sapin de Noël au bon endroit, fait savoir par affiches : « pour des fêtes écoresponsables j’adopte le bon réflexe ».

Lire aussi Grégoire Chamayou, « Eh bien, recyclez maintenant ! », Le Monde diplomatique, février 2019.

L’avantage d’une telle formulation, c’est qu’elle n’a pas l’apparence d’une prescription ou d’un ordre. Ce n’est plus vraiment une parole adressée par quelqu’un à quelqu’un d’autre, comme dans un ordre ordinaire (« veuillez déposer ici votre sapin », « veuillez valider votre ticket »…). Au contraire, la distance entre le donneur d’ordre et celui qui le reçoit est abolie, de manière à supprimer l’ordre lui-même. Reste l’énoncé seul, tel qu’il est supposé sonner dans la tête du sujet quand il se parle à lui-même, et qui n’est plus un ordre mais une description : le voilà en train d’avoir les bons réflexes, de valider son ticket, de ramasser ses crottes de chien, etc. Il n’est plus un impératif, mais un indicatif, qui se borne à constater un événement déjà en cours, auquel on dénie la possibilité de ne pas avoir lieu.

L’ordre, en général, se tient dans un passé à l’égard de l’action qu’il ordonne : l’exécution succède inévitablement à l’ordre, la médiation nécessaire étant la subjectivité pensante de celui à qui l’ordre s’adresse, qui comprend l’énoncé et le traduit en actions. C’est ce qui distingue un commandement d’une commande, au sens mécanique du terme. Ici au contraire la distance temporelle, et avec elle la médiation de cette subjectivité, a été entièrement résorbée, et l’énoncé n’arrive plus que pour constater la bonne exécution de l’action. L’écart entre la parole et l’action, qui fait de la parole un moyen de gouverner les hommes, toujours difficile et incertain, mais en tout cas humain, a été aboli.

Tout ordre reconnaît malgré lui à celui qui le reçoit la possibilité de ne pas obéir. On reconnaît bien en effet qu’on commande à un autre, à une autre conscience, car autrement on n’aurait pas à commander. Si on avait affaire à des choses qu’on n’aurait qu’à manipuler, les affaires se régleraient sinon toutes seules, du moins en silence, sans avoir à espérer que l’autre parle la même langue, comprenne comme il faut, reconnaisse l’autorité de l’émetteur. Mais il faut la parole pour commander les hommes, et user de parole c’est reconnaître à celui à qui on parle la dignité d’un sujet parlant. Aussi minimal soit-il (« viens ! », « assez ! » « feu ! »…), un ordre est un discours : il n’est pas violence immédiate mais, pour autant qu’il est suspendu à une menace tacite, il est violence éventuellement différée. Celui à qui on adresse un ordre n’a pas encore obéi, et on s’attend à ce qu’il le fasse. Ici au contraire, dans ces prescriptions déguisées sous la première personne de l’indicatif, on n’attend rien, puisqu’on suppose d’emblée que celui à qui s’adresse le message (sans en avoir l’air, sans prendre la forme explicite d’une adresse) a déjà obéi, qu’il est déjà en train d’exécuter l’action et de se la raconter à lui-même.

Lire aussi François Bégaudeau, « Colère », Le Monde diplomatique, février 2022.

Un tel dispositif plaît au pouvoir pour sa douceur, puisque c’est toute la négativité du rapport à l’autre — et tout particulièrement à l’autre qui commande — qui se trouve ainsi court-circuitée. Mais là se trouve précisément sa violence, puisqu’à la différence de toutes les injonctions, demandes, requêtes explicites, où l’on fait à celui qui les reçoit l’honneur minimal de le supposer autre que soi et de ne pas préjuger de sa pensée, ici il s’agit de parler littéralement à sa place : une première fois en disant « je » pour lui, une seconde en lui faisant tenir un certain discours, un discours qui a consenti à l’ordre et se l’est approprié. Le pouvoir se tient en lieu et place du for intérieur, le lieu où l’on se parle et où l’on se raconte à soi-même ce que l’on fait. L’espace de la confrontation possible a été esquivé, le pouvoir est venu se tenir sans violence dans cet intérieur sous une forme inversée qui le fait disparaître, et même celui qui renâcle ne peut tout à fait s’y soustraire, puisque par son action il approuve bon gré mal gré l’énoncé qu’on lui fait tenir. Il ne peut pas simplement consentir à ramasser ses crottes, il doit en plus se mettre dans la peau de ce sujet qui « adopte les bons réflexes ». Ainsi chacun se trouve doublement privé de parole : d’abord parce qu’on ne peut pas répondre à cet impératif qui se déguise, ensuite parce qu’on a déjà la bouche pleine du discours qu’on nous impose.

En général, un ordre est infantilisant lorsqu’il se passe de justification, c’est-à-dire quand il ne fournit pas de réponse à la question implicite de celui qui doit obéir : pourquoi ? L’ordre du père, de l’officier… Mais aucun ordre n’est infantilisant au point de dénier au receveur la faculté de dire « je », serait-ce en son for intérieur. Il ne peut pas répondre à l’ordre, mais il peut bien penser ce qu’il veut. On le contraint, certes, mais en lui disant « tu » ou « vous », en s’adressant à lui comme à un autre, on le suppose doué, quoiqu’on la lui interdise, de la faculté de dire non. La lui interdire, c’est encore la lui reconnaître. Avec ces prescriptions déguisées à la première personne, ce n’est plus le cas : on lui parle sans s’adresser à lui comme à un autre. Ou plutôt : on ne lui parle pas, les affiches, les pages Internet, les applications de smartphone, les panneaux d’autoroute, les billets de train, etc., cherchent à produire l’illusion qu’il se parle, qu’il se parle tout seul. Son for intérieur, au lieu d’offrir une retraite possible à l’individu soumis au pouvoir, s’étale désormais en place publique.

Sous son air bon enfant, ce type d’énoncé manifeste de manière étonnante l’idéal même d’un pouvoir totalitaire, au sens d’un pouvoir si total qu’il n’apparaît plus comme pouvoir. Ce rêve n’a pas seulement pris les formes monstrueuses qu’on connaît, il est aussi celui auquel aspirent à leur niveau la communication marchande et le management. Il répondrait à la question suivante : comment gouverner les hommes — ici leur travail, là leur désir — en leur donnant l’illusion qu’ils se gouvernent eux-mêmes, et qu’en obéissant ils ne suivent que leur propre volonté ? Comment les amener à être les agents de leur servitude, à être motivés par leur aliénation ? L’ordre dissimulé sous la première personne du singulier est l’équivalent linguistique de cette aspiration. Celle d’une société sans altérité, d’un pouvoir dissimulé comme pouvoir, coextensif à la société elle-même, et s’exerçant enfin sans médiation, ni celle de l’autre ni celle du temps. On pourrait dire qu’en fin de compte, elle résout par l’infantilisation le problème du pouvoir en général.

Lire aussi Dany-Robert Dufour, « Les désarrois de l’individu-sujet », Le Monde diplomatique, février 2001.

Il est d’ailleurs remarquable que peu de monde apparemment s’en émeuve : il faut que nous soyons en effet devenus bien enfants pour nous en accommoder. Qu’on imagine la stupeur d’un bourgeois lettré surgi du XIXe siècle qui, pour souscrire à un abonnement ou à une offre promotionnelle, se verrait sommé de cliquer sur un bouton disant à sa place « J’en profite ! », et n’aurait d’autre choix pour faire connaître sa volonté que d’adopter cette attitude d’ébahissement puéril propre au consommateur idéal. Il aurait l’impression d’un monde certes plein de richesses désirables, mais auxquelles on ne peut accéder qu’en adhérant aux codes d’une gigantesque communauté d’enfants. On n’achète pas seulement des biens (dans le cas des énoncés du type « j’en profite ! »), on ne respecte pas la simple loi des échanges (en validant son ticket), on adopte toute une conduite préfigurée, et évidemment servile, comme clause indispensable de l’échange. La communication nous fait parler comme elle rêve qu’on parle, nous fait nous conduire comme elle rêve qu’on se conduise, et tous ces énoncés tracent en quelques traits l’homme rêvé du capitalisme : un enfant, infans, « sans parole » au point qu’on peut parler à sa place sans qu’il ait le sentiment qu’on l’insulte et qu’on l’exproprie.

Mais il est possible aussi que l’on ne s’en accommode pas tant que ça, et qu’en faisant sien le mépris des communicants pour ceux auprès de qui ils « communiquent », le pouvoir politique contribue au discrédit de la parole institutionnelle, qui est l’un des traits les plus inquiétants de l’époque. On ne peut perpétuer, ni à plus forte raison restaurer, l’autorité de l’institution, en parlant aux citoyens comme à des enfants incapables de parler par eux-mêmes, puisque c’est précisément la reconnaissance de ce pouvoir de parler — et de penser — qui fait la légitimité de l’autorité politique.

Cédric Lagandré

Partager cet article