La plupart des lignes rouges, réputées « infranchissables », qui avaient été établies à partir de mars-avril 2022, au début des livraisons de matériels, ont sauté les unes après les autres :
• la mise en ligne des chars Leopard 2 allemands, des M1 Abrams américains, des Challenger 2 britanniques, des blindés AMX-10 ou des canons Caesar français ;
• l’entrée en lice d’avions de combat MiG-29 polonais et slovaques, ou de chasseurs Su-25 nord-macédoniens ;
• l’arrivée des premiers F-16 « européens » ;
• les tirs de missiles longue portée, comme les Storm Shadow ou Scalp franco-britanniques.
En dépit des menaces proférées quotidiennement sur les médias russes, et à intervalles réguliers par le président Poutine lui-même, « il ne s’est rien passé », font valoir une partie des « experts de plateau » sur les chaînes d’information en France. Tant qu’on ne touche pas au nucléaire et qu’on reste dans le « conventionnel », il n’y aurait pas vraiment de « ligne rouge », jugent plusieurs d’entre eux. Il est vrai que les incursions terrestres ukrainiennes — limitées l’an dernier dans la région de Belgorod, mais plus massives ces mois-ci dans le secteur de Koursk — n’ont pas donné lieu à des répliques militaires importantes ou même à des menaces sortant de l’ordinaire.
Lien direct
Il y a peut-être, cependant, une inflexion récente, avec le souhait de plus en plus pressant de l’armée ukrainienne de s’affranchir des restrictions actuelles sur le tir de missiles « d’origine OTAN », qui seraient susceptibles d’atteindre les casernements ou centres militaires névralgiques d’où partent les attaques russes sur l’Ukraine. Les manques de munitions, d’armements et de combattants des Ukrainiens, au moment où l’hiver arrive, où l’infrastructure électrique du pays est pilonnée, où la société semble lasse et inquiète, et où les cercles dirigeants se déchirent, ont donné à ces appels à l’aide des Ukrainiens une résonance de « vie ou de mort », ces dernières semaines, même si la plupart des experts précités s’accordent pour considérer qu’un feu vert donné sur l’usage des missiles à longue portée ne modifierait pas forcément le cours de la guerre.
Lire aussi Didier Ortolland, « La guerre d’Ukraine déstabilise l’Arctique », Le Monde diplomatique, septembre 2024.
En Europe, l‘exécutif français se dit favorable à l’usage libre de ses missiles Scalp, du moment qu’il s’agit bien de cibles militaires. Très engagé également dans le soutien à l’Ukraine, le gouvernement néerlandais vient d’autoriser Kiev à utiliser des armes de longue portée sur le sol russe : « Le droit international n’est pas limité par la distance » et « ne s’arrête pas à 100 kilomètres de la frontière », a argumenté le ministre de la défense néerlandais Ruben Brekelmans, ajoutant que les Pays-Bas n’imposaient « aucune restriction sur la distance opérationnelle » à l’Ukraine, sauf celles que prévoit le droit international.
Le gouvernement travailliste de Grande-Bretagne semblait prêt également ces dernières semaines à lever les interdits sur l’utilisation de ses missiles Storm Shadow — le nom anglais du Scalp produit par MBDA (1) — mais préfère agir en concertation étroite avec Washington. Or l’exécutif américain, qui affirme « travailler » sur la question depuis plusieurs mois, reste pour le moment sur sa position traditionnelle : n’autoriser Kiev à ne frapper que des cibles russes dans les parties occupées de l’Ukraine (dont la Crimée) et certaines cibles dans les régions frontalières de l’Ukraine, en lien direct et avec les opérations de l’armée russe.
Double standard
Selon des médias britanniques, à la fin de la semaine dernière, le président Joe Biden songeait à une formule moins voyante qu’un feu vert intégral : il s’agirait d’autoriser finalement l’Ukraine à utiliser des missiles britanniques et français, bien qu’ils contiennent des composants américains, mais pas les missiles américains eux-mêmes, pour ne pas paraître engagé dans l’escalade… Il préfère mettre l’accent pour le moment sur l’aide humanitaire fournie encore récemment par Washington (2).
Le président Zelensky considère comme « légitime » de s’en prendre aux infrastructures à partir desquelles sont menées les attaques sur le territoire ukrainien : près de deux cents cinquante bases et installations militaires en Russie pourraient être atteintes par ces missiles de longue portée occidentaux, selon une carte publiée le 27 août par un centre de réflexion américain, l’Institute for the Study of War.
Le numéro un ukrainien rêve de pouvoir ainsi désorganiser la logistique russe et alléger la pression sur les fronts à l’intérieur de son territoire. Il plaide l’urgence, et souffle le chaud, accusant ses partenaires « d’avoir peur » et de pratiquer un double standard : exigeants avec la partie ukrainienne, qui a les mains liées dans le dos ; accommodants avec le partenaire israélien, qui peut résoudre à sa façon la question palestinienne sans encourir autre chose que quelques reproches verbaux (et qui en outre est protégé de l’essentiel des salves iraniennes ou libanaises par un discret bouclier aérien américano-britannique, avec participation française, qui avait fait ses preuves le 14 avril dernier).
Plus encore que les Storm Shadow ou Scalp franco-britanniques (3), l’aviation ukrainienne aimerait pouvoir utiliser librement les missiles de croisière ATACMS américains, qu’elle possède déjà, mais en version bridée : ces projectiles progressent presque à la vitesse du son, jusqu’à 250 kilomètres, et seraient plus à même de contourner les défenses russes.
Implication directe
La « timidité » américaine, et celle de son allié britannique inconditionnel, tiennent au fait que :
• la campagne électorale américaine se joue à un fil : le feu vert pour l’utilisation des armements américains sur le territoire russe constituerait de fait un degré dans l’escalade, et pourrait gêner la candidate démocrate, Mme Kamala Harris, face à son concurrent républicain, l’ex-président Donald Trump, qui ne croit pas à une victoire possible, ni même souhaitable de l’Ukraine ;
• l’Iran est entré dans le jeu : fournisseur à la Russie de drones Shahed (4) depuis le début de son « opération spéciale » en Ukraine, Téhéran lui aurait cédé récemment des missiles balistiques, ce qui a motivé un nouveau train de sanctions de l’Union européenne contre la compagnie Iran Air et six entreprises iraniennes impliquées dans la fabrication de drones et missiles ;
• le président Vladimir Poutine n’a pas manqué, ces derniers jours, de « recadrer » les Occidentaux : « Si cette décision est prise, cela ne signifierait rien de moins qu’une implication directe des pays de l’OTAN dans la guerre en Ukraine. Cela changerait la nature même du conflit. Cela signifierait que les pays de l’OTAN sont en guerre contre la Russie », a-t-il déclaré dans une vidéo publiée récemment sur Telegram par un journaliste du pool présidentiel russe, faisant allusion indirectement à la dimension internationale et à la configuration nucléaire que pourrait prendre le conflit.
Lors de son adresse à la nation, le 29 février 2024, Vladimir Poutine avait, une fois de plus, laissé planer « une réelle menace d’un conflit avec une utilisation d’armes nucléaires ». Le directeur de la CIA, Bill Burns, lors d’une réunion organisée par le Financial Times, le 6 septembre dernier à Londres, a commenté ces avertissements russes à répétition dans le domaine de la guerre nucléaire : « Nous ne pouvons pas nous permettre d’être intimidés par ces menaces », et s’il convient de rester conscients des risques d’escalade, il ne faut pas prendre les Russes au pied de la lettre. Au passage, le maître-espion américain ne confirme pas la livraison à la Russie de missiles balistiques iraniens, mais la qualifie par avance « d’escalade dramatique » .
Cursus accéléré
L’arrivée, au sein des forces ukrainiennes, des premiers chasseurs américains F-16 prélevés sur les stocks européens est l’autre facteur d’escalade du moment. Ces appareils, promis par l’OTAN en 2023, ont commencé à être transférés en juillet dernier. Il s’agit de l’avion de chasse le plus répandu dans le monde (2 800 sont encore en service), grâce auquel l’exécutif ukrainien espère reconquérir le contrôle de son espace aérien, et soulager sa défense antiaérienne terrestre.
Lire aussi Philippe Leymarie, « La guerre en Ukraine, grand accélérateur de l’armement mondial », Le Monde diplomatique, janvier 2024.
Pour le moment, l’aviation ukrainienne peut compter sur la livraison à terme d’un maximum de 80 à 90 de ces anciens F-16, commandés par centaines à l’époque de l’ancienne « guerre froide » par une dizaine de pays européens, mais dont la majorité ont été vendus, déclassés ou détruits. Les appareils ont été promis par les Pays-Bas (24), le Danemark (19), la Norvège (20) et la Belgique (30), mais selon un calendrier étalé sur plusieurs années, qui doit tenir compte du rythme de formation des pilotes et techniciens, du potentiel variable de ces appareils, de leur armement, des conditions mises à leur emploi, des moyens de guidage, etc.
La formation des jeunes pilotes, dans un premier temps surtout linguistique, a commencé dès l’an dernier au Royaume uni, aux États-Unis, en France. La Pologne entraîne également des pilotes ukrainiens sur F-16, après feu vert des États-Unis. La Grèce a aussi promis récemment son appui pour la formation. L’ensemble du cursus aviation, très accéléré, s’étale sur cinq à huit mois, en fonction des compétences des aspirants. Fin août, le groupe américain Lockheed-Martin a annoncé l’ouverture prochaine d’un « centre européen de formation dédié au F-16 » (European F-16 Training Center, EFTC) en Roumanie, dans le cadre d’un accord conclu par les gouvernements néerlandais et roumain.
Effectif limité
Le gouvernement de Kiev affirme avoir besoin de 120 à 130 de ces appareils pour modifier durablement le rapport de forces dans le ciel ukrainien, alors que, selon Volodymyr Zelensky, l’aviation russe dispose d’au moins 300 chasseurs-bombardiers pour les opérations contre son pays. Mais l’effectif d’avions de combat F-16 encore opérationnels en Europe, et éventuellement disponibles pour les Ukrainiens, se limite à quelques dizaines d’unités :
• Le Royaume uni, comme la France, n’ont jamais utilisé ce modèle d’appareil (même s’ils participent à la formation des pilotes ukrainiens) ;
• comme la Belgique, le Danemark ne devrait pas mettre les siens à la retraite avant 2027, lorsque les F-35 américains commandés lui seront livrés ;
• la Grèce garde également ses appareils, actuellement en cours de remise à niveau ;
• en Norvège, remplacés par des F-35, les F-16 ont été mis à la retraite, et 32 d’entre eux ont été achetés par la Roumanie ;
• aux Pays-Bas, l’armée de l’air, qui s’équipe progressivement en chasseurs américains F-35, a cédé des F-16 au Chili (40) et à la Jordanie (21), et fournira l’Ukraine (20), outre les quelques appareils acheminés en Roumanie pour la formation des futurs pilotes ukrainiens ;
• le Portugal n’a pas de remplaçant pour ses F-16 actuels ;
• la Bulgarie, la Slovaquie, prêtes à céder leurs anciens Mig 29 d’origine soviétique, n’envisagent pas de se séparer de leurs quelques F-16 ;
• la Pologne a notamment fourni à l’armée de l’air ukrainienne des Mig 29, mais garde ses F-16 ;
• la Suède, la Lettonie, l’Estonie n’en disposent pas ;
• en Roumanie, les F-16, acquis en seconde main auprès de la Norvège, sont indispensables à la défense du pays, frontalier de l’Ukraine ;
• en Turquie, les F-16 sont l’élément-clé de la force aérienne turque, d’autant plus indispensables que l’achat de systèmes antiaériens S-400 à la Russie a entraîné l’annulation de la vente de F-35 américains à Ankara ;
• en revanche, côté américain où il resterait 900 F-16 en service, il existe des stocks significatifs : par exemple, les 200 appareils sous cocon sur la base aérienne de Davis-Monthan. Mais Washington n’a jamais envisagé d’en céder directement à l’Ukraine.
Surtout conçu à ses débuts, à la fin des années 1970, pour le combat air-air, à courte distance, cet appareil n’a cessé d’être modernisé, devenant un « multi-rôle », capable aussi de porter des coups hors de vue de l’ennemi, ou de mener des attaques au sol. Les options tactiques de ces appareils ne sont cependant pas illimitées, notamment celles des premières versions. Elles devront être soigneusement étudiées pour éviter les pertes.
Dans un pays sous le feu des bombardements tous azimuts, il faudra également veiller à la mise à l’abri de ces appareils. Déjà, en juillet dernier, alors que se réunissait un sommet de l’OTAN et que débutait le transfert à l’Ukraine des premiers chasseurs F-16, les frappes russes avaient été multipliées sur les bases aériennes ukrainiennes.
Le crash, le 26 août, d’un des six appareils actuellement en service en Ukraine, lors d’une offensive russe massive (127 missiles, 109 drones), dans des conditions qui n’ont pas été précisées, a entraîné en tout cas le remplacement du commandant en chef de la force aérienne ukrainienne, signe que la mise en œuvre de ces chasseurs est un point crucial pour l’exécutif ukrainien.