Parfois, l’histoire fait converger les drames. Le XIXᵉ siècle fut ainsi le théâtre de nombre de ces chevauchements tragiques où certains peuples se retrouvent à malheurs liés. Abdelwaheb Sefsaf, homme de théâtre — il est désormais le directeur du Centre dramatique national (CDN) de Sartrouville —, comédien et musicien, explore en près de trois heures l’un de ces enchevêtrements en proposant un flamboyant spectacle mêlant l’adresse au public, la parole et l’écoute, la musique et la danse. On passe du monologue ironique au dialogue, du rapport de force à l’amitié, de la danse et du mouvement fluide au recueillement.
Début mars 1871 en Algérie, alors partie intégrante du territoire français, les tribus de Kabylie et de l’est du pays prennent les armes contre l’autorité coloniale. Deux frères, membres du clan illustre des El-Mokrani, mènent la révolte. Mohammed El-Hadj et Bou-Mezrag entendent mettre fin à la spoliation de leurs terres. Passées les premières victoires, ce moment d’incandescence se termine par une défaite. Les vaincus sont exécutés ou déportés. D’abord en France puis en Nouvelle-Calédonie. C’est durant cette relégation en plusieurs étapes qu’ils croisent d’autres frères en déroute. Il s’agit des communards, rescapés des tueries de la « semaine sanglante » à Paris (mai 1871) et des exécutions sommaires dirigées par le marquis Gaston de Galliffet, militaire de carrière qui, ce n’est pas un hasard, s’illustra d’abord lors des campagnes de « pacification » en Algérie.
Compagnons de galère, kabyles et communards se retrouvent donc sur Le Caillou et les îles avoisinantes. L’ordre colonial et l’injustice y règnent, aussi forts et prégnants qu’au pays. Cette rencontre improbable est au cœur de Kaldûn, nom donné à la Nouvelle-Calédonie par les déportés algériens. Un mot arabe qui fait aussi référence à l’éternité. Dans ce spectacle dense, huit interprètes comédiens se mêlent aux sept musiciens de l’ensemble Canticum Novum. Les cultures et les origines sont différentes, mais l’arbitraire subi est commun. Figure illustre du combat des insurgés parisien, Louise Michel (campée par la très convaincante Johanna Nizard) découvre deux misères. Celle des Algériens chassés de leur terre natale (elle ira en Kabylie à la fin de sa vie) et celle des Kanaks, dépossédés et sans cesse repoussés vers les terres les moins fertiles. Cette confrontation entre damnés de la terre — car qui mieux que le colonisateur peut pousser les miséreux à s’entretuer —, le spectacle la raconte sans fards ni démagogie. Il suffit de puiser aux sources de la mémoire et de parler. Des révoltés que l’on exécute et du chef Ataï que l’on fait assassiner par un proche et dont la tête sera brandie comme un trophée. Au verbe et au chant, se substitue la danse, rude et magnifique, du comédien et slameur kanak Simanë Wenethem, véritable pilier du spectacle.
On ne divulgâchera rien de l’extraordinaire destin d’Aziz El-Mokrani, si ce n’est que son incroyable périple fait immanquablement penser aux pérégrinations des migrants contemporains. On quitte le spectacle à regret, emporté par la musique mais songeur quant aux folies de l’Histoire. Aujourd’hui encore, des descendants de Kabyles vivent en Nouvelle-Calédonie. Bien qu’élargis, leurs ancêtres n’eurent pas le droit de rentrer au bled contrairement aux communards qui furent autorisés à retourner en France. Même le malheur des peuples a ses gradations.
Kaldûn, écrit et mis en scène par Abdelwaheb Sefsaf est au théâtre des Célestins à Lyon jusqu’au 17 février, et une date est prévue au théâtre Le Carreau – Scène nationale de Forbach et de l’Est mosellan, le 14 mars.