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Spectacle vivant

La colère en marche arriere

par Gilles Costaz, 9 novembre 2021
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John Everett Millais. — « Ophélie », 1851-1852.

Depuis (presque) ces deux dernières années, une bonne partie du théâtre français grondait. Dans cette période entravée par le Covid-19 et les diverses mesures mises en place, nombre d’artistes et d’observateurs déclaraient que le spectacle vivant ne serait plus jamais comme avant. Les salles ont rouvert et, hormis l’obligation du passe sanitaire, rien n’a changé. Tout ce petit monde a repris ses habitudes et ses hiérarchies. C’est comme avant, avec moins de public.

La rentrée, en effet, ne se passe pas de façon idéale. Dans le secteur du théâtre privé, au fonctionnement commercial, quelques gros succès, avec quelques stars affriolantes, cachent les débuts difficiles de beaucoup de nouvelles productions et même de reprises face à un public qui, de fidèle, est devenu hésitant. Dans le secteur public, où une certaine mystique de l’art est partagée entre les équipes et des spectateurs passionnés, le redémarrage est plus fort, mais n’échappe pas toujours à une réaction de lenteur, de réserve et d’observation prudente. Les théâtres sont rarement pleins (on parle d’un recul de 40 %). Les réservations sont en forte baisse et les responsables, nerveux, espèrent, chaque soir, l’impulsion de dernière minute…

Lire aussi Evelyne Pieiller, « Mais à quoi servent donc les artistes ? », Le Monde diplomatique, août 2020.

Il faudrait commencer à réparer un peu ou beaucoup le système. C’est ce que criaient les manifestants dans les rues de Paris, en décembre 2020. Quelques-uns revendiquaient un changement d’esprit révolutionnaire et englobaient dans leur protestation d’autres professions malmenées par la crise, les sans-papiers et les pauvres. En avril dernier, les occupations se multipliaient : l’Odéon, la Colline à Paris, une centaine de lieux en région, notamment le TNS de Strasbourg et la Criée de Marseille, qui a connu une paralysie particulièrement longue (trois mois). Que réclamaient les protestataire ? Pour l’essentiel, une deuxième « année blanche » — c’est-à-dire la prolongation des indemnités accordées aux intermittents, dont la définition s’étendait souvent à d’autres professions, comme les guides-conférenciers — : ils ne l’ont obtenue que très partiellement, et uniquement pour les travailleurs du spectacle. Ils insistaient vigoureusement sur le retrait du projet d’assurance-chômage : il est entré en vigueur le 1er octobre (sous réserve de modifications).

Calme plat

Le besoin de travailler et de s’exprimer à nouveau dans des circuits rendus à leur liberté a tout emporté. La fureur qui s’était exprimée place de la Bastille, le 15 décembre 2020, est bel et bien retombée. Entre-temps, le retour à la normale a eu lieu et l’on n’entend plus la CGT du spectacle ou la Coordination des précaires et intermittents, qui, par la voix du comédien Samuel Churin, menaçait d’aller jouer dans les églises et les salles de vente puisqu’on laissait clos les théâtres — menaces laissées largement sans suite. On se doute bien que les associations représentatives, mobilisées aujourd’hui sur le soutien à #Metoo Théâtre, ne baissent pas la garde et poursuivent, d’une manière plus discrète, leur combat pour les revendications catégorielles — la CGT-spectacle, par exemple, lance une série de questions-réponses pour aider à se repérer dans la réforme de l’assurance-chômage. Quoi qu’il en soit, après la tempête, l’on peut éprouver une sensation de calme plat et même d’enclenchement de la marche arrière.

Lire aussi Olivier Neveux, « Misères du théâtre politique », Le Monde diplomatique, mai 2019.

Certains jeunes manifestants exigeaient l’accès au pouvoir dans les théâtres subventionnés. C’est quand même là que se situe l’une des questions de fond. Les responsables du secteur subventionné ne sont pas tous de dangereux Machiavels refusant de voir les inégalités du métier et de la société. On peut même dire que, vis-à-vis du milieu scolaire, les hiérarques du spectacle ont accompli un travail considérable, qu’il faut mettre à leur crédit. Il y a dans cet univers voulu et financé par l’État de nombreux authentiques serviteurs de la mission publique, à l’échelon le plus haut comme au niveau de plus humble. Mais les grands établissements du maillon théâtral restent souvent des places fortes dont la porte semble royalement fermée et gardée. Peu de compagnies régionales sont reçues. Les programmations accueillent de nouvelles équipes de façon infinitésimale. Les auteurs français d’aujourd’hui sont peu joués (bien qu’il y ait, dans ce cas de figure, une amélioration de petite amplitude). Les manuscrits envoyés ne sont pas lus ou, quand ils le sont, n’arrivent pratiquement jamais au stade de la représentation. On commence à engager des comédiens issus de la « diversité », ce qui est d’ailleurs souhaité par les tutelles, mais il y a beaucoup à faire pour que cela aille de soi…

Le festival « in » d’Avignon est comme un pont-levis relevé face au festival « off ». Il y a un vrai problème de circulation, d’ouverture à créer. Bien des artistes parlent, à juste titre, de « baronnies » à propos de certaines grandes structures hautaines. Pour un nouveau dialogue dans la profession, on ne peut rien attendre de Roselyne Bachelot-Narquin qui gère le statu quo sans manifester la moindre idée de réforme. Il y a pourtant comme un mépris de classes qui s’est institué, les détenteurs du pouvoir de décider restant quelque peu entre eux. Des états généraux de la profession ouverts à la jeunesse pourraient, par exemple, en espérant qu’il ne s’agirait pas alors de demander juste à exercer à son tour le pouvoir, réveiller un chantier qu’on laisse dormir. Mais personne n’y pense. Les artistes en colère et les non-coléreux attendent sagement le prochain ministre que les élections déposeront rue de Valois. Il n’y a donc pas d’urgence ?

Gilles Costaz

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