«Artillerie pour l’Ukraine » : c’est le patronyme officiel de cette coalition lancée à la mi-janvier par Sébastien Lecornu, le ministre français des armées. Ce dernier s’est également rendu le 8 février dernier au siège du 93e régiment d’artillerie de montagne de Varces-Allières-et-Risset (Isère), impliqué dans la formation des opérateurs ukrainiens du canon automoteur Caesar ou des lance-roquettes fabriqués par l’entreprise française Nexter, contrôlée par l’État.
Alors que s’ouvre une phase militaire de « haute intensité », avec des combats de masse appuyés sur des blindés, canons, lance-roquettes, etc., c’est « le grand retour de l’artillerie », y compris à longue portée, se félicite le général Jean-Michel Guilloton, qui a été désigné pour assumer la direction technique de la coalition (1). Il rappelle l’antériorité historique de la France : un premier régiment d’artillerie avait été créé dès 1671, sous Louis XIV… Et son « excellence industrielle », incarnée aujourd’hui encore par le canon Caesar, reconnu comme un des meilleurs équipements de sa catégorie.
La « légitimité » de la France à conduire cette coalition artillerie tient aussi, selon Guilloton, au fait que Paris avait choisi de se défaire l’an dernier dans l’urgence de la moitié de ses propres canons Caesar, ainsi que de quatre lance-roquettes unitaires, de canons TRF1 et de mortiers de 120 mm, au profit de l’Ukraine.
Capacité amputée
Le canon automoteur à longue portée Caesar coûte « entre 3 et 4 millions d’euros » l’unité, selon les versions, assurait en janvier dernier le ministre Sébastien Lecornu. Monté sur camion, il tire des obus de 155 mm avec précision jusqu’à une quarantaine de kilomètres. Très mobile, il est conçu pour pouvoir échapper aux tirs de contre-batterie. Sous la pression du gouvernement (et des commandes !), Nexter s’est organisé pour réduire de moitié ses délais de fabrication, passant de trente à quinze mois : l’industriel sort actuellement six engins par mois (au lieu de trois en 2022). La production attendue cette année de 78 engins devrait aller en priorité à l’Ukraine, selon le ministre Lecornu.
Lire aussi Philippe Leymarie, « La guerre en Ukraine, grand accélérateur de l’armement mondial », Le Monde diplomatique, janvier 2024.
Paris souhaite financer l’achat d’une douzaine de machines supplémentaires à partir de son fonds de soutien à l’Ukraine, en place depuis octobre 2022 (2), mais appelle l’ensemble des alliés partenaires de l’Ukraine à « partager la facture » pour l’achat des soixante autres canons livrables cette année (estimés à 250 millions d’euros) . L’armée ukrainienne dispose déjà d’une soixantaine de ces canons, prélevés sur les moyens français (une trentaine) et danois (une vingtaine), et en a acquis par ailleurs une demi-douzaine sur ses deniers, en cours d’acheminement vers Kiev.
L’armée française est soucieuse de reconstituer au plus vite son arsenal : c’est « une capacité militaire qui a été amputée », a fait valoir le général Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de terre. Le ministre Lecornu, lors d’une audition à l’Assemblée nationale, avait de son côté souligné que « l’aide militaire ne doit pas abîmer notre propre outil de défense (…). La soutenabilité de l’aide est une ligne rouge que nous nous sommes fixée dès le début ». En revanche, cette dépossession provisoire permettra à terme à l’armée française de recevoir des engins neufs en remplacement.
Client en guerre
La coalition d’artillerie est une des cinq « coalitions de capacités » lancées par les occidentaux pour renforcer le soutien à Kiev sur le court et le long terme : alors que le soutien apporté en 2022 par les nations alliées était désordonné, la cinquantaine d’États du Groupe de contact pour la défense de l’Ukraine, rassemblés sous la dénomination de « format Ramstein », avaient été invités en septembre 2023 par le gouvernement américain à se répartir la charge.
Chacune de ces coalitions se concentre sur un type spécifique de combat : défense sol-air, blindés, forces aériennes (menée par les États-Unis et les Pays-Bas), et donc la coalition artillerie, codirigée en fait par Paris et Washington (3) L’idée est de « basculer dans une logique de production qui permet de connecter les industries de défense nord-américaine et européennes, des alliés, avec l’armée ukrainienne », avait fait valoir Sébastien Lecornu le 18 janvier dernier.
Plus prosaïquement, pour s’en tenir à l’échelon français et à son concept « d’économie de guerre », il s’agit d’avoir un système de production, de gestion des stocks, et d’organisation du travail qui permette de garantir des types de matériels et délais de livraison compatibles avec un client en guerre. Ainsi, en 2024, il sera par exemple produit dans l’Hexagone 3000 obus de 155 mm par mois (contre 2000 l’an dernier), soit 36000 par an, à la fois pour reconstituer le stock national et contribuer aux besoins ukrainiens. Lesquels sont d’une toute autre ampleur, évidemment : l’armée de Kiev tire entre 5000 et 8000 obus par jour (selon les périodes et les évaluations), et la Russie sans doute cinq à six fois plus.
Quinzième rang
Outre les équipements et les munitions se pose le problème de la maintenance ; et à plus long terme, dans ce domaine de l’artillerie, de remplacer progressivement les matériels d’origine soviétique, et de former des chefs de section, officiers, et spécialistes du ciblage dans l’utilisation de nouveaux instruments aux standards OTAN.
Lire aussi Anne-Cécile Robert, « Les étapes d’une escalade », « Géopolitique, un monde sur le pied de guerre », Manière de voir n˚192, décembre 2023 - janvier 2024.
L’OTAN s’est fortement engagée, en tant qu’institution, dans cette mobilisation. « La guerre de la Russie en Ukraine est devenue une bataille pour les munitions », a déclaré le secrétaire général de l’alliance Jens Stoltenberg, en appelant les pays membres à signer le maximum de contrats pour augmenter leur production. Afin d’accélérer le mouvement, l’Alliance a conclu fin janvier une commande pour acquérir 220 000 de ces obus, pour une valeur de 1,2 milliard d’euros. L’an dernier, son agence en charge des acquisitions et du soutien aux armées avait signé plusieurs commandes de ce type, engageant une dizaine de milliards de dollars en l’espace de six mois.
Au sein des pays alliés à l’Ukraine, la prééminence française est discutée. Le centre de recherche allemand Kiel Institute for World Economy classe la France au quinzième rang des pays donateurs, avec un soutien de Paris estimé fin octobre 2023 à 500 millions d’euros (contre 43,9 milliards aux États-Unis, 17,1 à l’Allemagne, 6,6 au Royaume-Uni). Dans ce classement, la Slovaquie ou la Lituanie devancent la France ! À quoi Paris réplique qu’on comptabilise les promesses de dons, et non les livraisons effectives — un « mélange des choux fleurs et des carottes » ne reposant « que sur des déclarations », fait valoir le ministre français des armées. Ce qui n’empêche pas Patrice Perrin, président de la commission des affaires étrangères et de défense du Sénat, d’estimer cette aide insuffisante : le « passage de la France à l’économie de guerre, pourtant revendiqué, n’a pas eu lieu », estime-t-il.
Salve de promesses
Le rapport publié le 8 novembre dernier par l’Assemblée nationale évaluait cependant à 3,2 milliards d’euros l’effort financier français en faveur de l’Ukraine, soit six fois plus que les calculs de l’institut de Kiel (4) :
• 1,7 milliard au titre des cessions d’équipements prélevés dans les arsenaux français (dont les canons Caesar, des canons tractés TRF1, une quarantaine d’engins blindés de reconnaissance AMX-10RC, des dizaines de véhicules de l’avant blindés-VAB, une cinquantaine de missiles de croisière Scalp, des systèmes de défense aérienne SAMP/T et Crotale BG, des missiles Mistral et Milan, etc) ;
• 300 millions pour la formation des militaires ukrainiens ;
• 200 millions ajoutés récemment au fonds de soutien à l’Ukraine ;
À ces contributions s’ajoute, sur le plan financier, le milliard d’euros de contribution française au fonds de la Facilité européenne pour la paix.
Par ailleurs, une nouvelle salve de promesses de livraisons a été faite pour l’année 2024 : outre la douzaine de Caesar financés par Paris et le maximum possible d’obus de 155 mm, une quarantaine de missiles Scalp supplémentaires, et des centaines de bombes AASM (qui conviennent aux Mig et Soukhoï de l’aviation ukrainienne).
Aux frontières de l’Ukraine
Si on veut élargir le champ, et donner plus de relief à l’effort militaire français, on peut ajouter la présence sur le « théâtre » de 3 000 soldats sous drapeau tricolore, avec :
• l’opération Lynx en Estonie, au titre de la « présence avancée renforcée », dans le langage OTAN, avec 300 hommes de la Légion étrangère, des blindés, de l’artillerie ;
• la participation périodique de l’armée de l’air française à la police du ciel dans les pays baltes (Enhanced air policy) ;
• les patrouilles aériennes régulières de combat sur le flanc est, aux frontières de l’Ukraine (Pologne, Bulgarie, Roumanie, Croatie) dites Air Shielding, sous contrôle opérationnel de l’OTAN ;
• la mission Aigle en Roumanie, la France commandant un groupe de combat multinational, avec un bataillon d’un millier de militaires français doté notamment de chars Leclerc, appuyé par des soldats des Pays-Bas et de Belgique ;
• et des déplacements navals permanents en Méditerranée orientale, et prochainement sans doute celui du groupe aéronaval autour du porte-avions nucléaire Charles de Gaulle.
Mais, même mis bout à bout, ces engagements restent relativement modestes, comparés aux efforts d’autres pays, à ceux de l’Union européenne, et à l’ampleur sans fin des besoins ukrainiens, alors que les ressources humaines et matérielles de la Russie semblent inépuisables.
Le service diplomatique de l’Union européenne estime à une vingtaine de milliards d’euros l’aide militaire promise à l’Ukraine par les États membres pour 2024 — une accélération notable, puisque l’aide à Kiev ces deux dernières années avait été de 28 milliards d’euros, affectés au déstockage d’armes, à la formation de 40 000 soldats, etc. Parmi ces promesses, la livraison à l’Ukraine d’ici la fin de l’année d’un million de munitions, financées par cette Facilité européenne pour la paix, décidément mal nommée.
Nation en danger
Les appels à intensifier ces aides sont nombreux et de plus en plus pressants. Exemples :
• « Nous ne pouvons laisser la Russie gagner en Ukraine… Il faut soutenir l’Ukraine même si cela nous coûte » (Emmanuel Macron, 21 décembre 2023) ;
• « La nation ukrainienne est en danger… L’aide qui lui a été fournie a été trop tardive, limitée, et commence même à faire défaut… Elle est prioritaire car la défense [de l’Ukraine] contribue à celle de notre pays » (tribune du 1er février dans Le Monde, signée notamment par d’anciens cadres militaires français) ;
• « La Russie pourrait relancer des opérations terrestres d’ampleur à l’approche de l’élection présidentielle américaine. Un nouvelle offensive russe sur Kiev ne peut être exclue à moyen terme si l’aide occidentale devait faire défaut » (rapport de la Commission des affaires étrangères et de défense du Sénat français, sorti le 17 janvier ;
• « S’il est bien un pays qui s’est installé en "économie de guerre", c’est la Russie » , renchérit Bruno Tertrais, pour qui « une Ukraine défaite serait aussi un échec pour la crédibilité du projet européen » (Le Point, 4 janvier 2024) ;
• « Il est nécessaire d’armer l’Ukraine, aussi longtemps et avec tout ce qu’il faudra », en quantité et en qualité, affirme Josep Borrel, chef de la diplomatie européenne (1er février 2024) — propos tenu quelques jours avant que le véto de la Hongrie sur le plan européen massif d’aide à l’Ukraine, au travers notamment de la Facilité européenne pour la paix, soit définitivement levé ;
• « La défaite de l’Ukraine marquerait la fin de l’inviolabilité des frontières en Europe… Pour favoriser une négociation entre Moscou et Kiev, l’Europe (Union Européenne et Royaume-Uni ensemble) doit prendre en charge une part beaucoup plus grande du soutien à l’Ukraine » (chronique de Benoît Frachon, Le Monde, 12 janvier 2024) ;
Frénésie militariste
La question de la cobelligérance, soulevée à chaque étape franchie dans le soutien militaire aux Ukrainiens, semble passée au second plan dans les pays européens — où l’opinion, selon les dernières enquêtes, reste aux deux tiers favorable à un soutien actif à Kiev. Elle pourrait cependant rebondir à l’occasion de la livraison de chasseurs F-16, dont les équipages sont encore en formation. La France n’est pas directement concernée, puisqu’elle n’a jamais proposé de céder à l’Ukraine ses Mirage ou Rafale ; mais elle n’en est pas moins prise à partie de plus en plus souvent ces derniers temps par la Russie :
• « Je souligne l’irresponsabilité et le danger de l’implication de plus en plus grande de Paris dans le conflit ukrainien » (l’ambassadeur russe à Paris, Alexey Meshkov, le 5 février 2024, lors de sa convocation au Quai d’Orsay, à la suite de la mort dans un bombardement de deux humanitaires français) ;
• la porte-parole de la diplomatie russe à Moscou, Mme. Maria Zakharova, fustige la « frénésie militariste » de la France (le 27 janvier 2024, après l’annonce de la livraison de lance-roquettes supplémentaires à l’armée ukrainienne) ;
• la France traitée de « complice des nazis », suite à l’envoi de « mercenaires » en Ukraine (dont une soixantaine auraient péri dans une frappe à Kharkiv, s’attirant un démenti de Paris qui dénonce un « regain de désinformation ciblant la France » (le 26 janvier 2024).
Les déclarations récentes des plus grands dirigeants ou anciens dirigeants mondiaux, adeptes des rhétoriques incendiaires, ne sont pas pour rassurer : celles de Vladimir Poutine, dans un entretien avec le journaliste américain d’extrême droite Tucker Carlson, qui qualifie l’Ukraine de « globalement artificielle », n’ayant pas de légitimité à se distinguer de sa matrice, la Russie « immémoriale ». Et celles de Donald Trump, l’ex-président américain, en campagne électorale en Caroline du Sud le 10 février, qui menace — dans l’hypothèse où il serait réélu à la présidence — de ne pas assurer la défense d’États membres de l’OTAN en cas d’invasion par la Russie s’ils n’ont consacré au moins 2 % de leur produit intérieur brut à leur défense : « Au contraire, j’encouragerais les Russes à faire ce qu’ils veulent de vous ! » (5).
En forme de conclusion, de Kiev à Gaza, ce parallèle plutôt désabusé signé de Jack Dion, dans l’hebdomadaire Marianne du 8 février 2024 : « À ma gauche, l’aide de 50 milliards d’euros de l’Union européenne à l’Ukraine, que nul ne saurait contester. À ma droite, le silence de l’UE concernant les massacres à Gaza, que nul ne devrait tolérer. À ma gauche, l’appel à la solidarité envers un pays qui résiste à l’envahisseur russe. À ma droite, l’oubli d’un peuple soumis au talon de fer de l’occupant israélien. À ma gauche, le front commun de l’Occident pour sauver l’Ukraine. À ma droite, la démission de l’Occident face à l’épuration ethnique dont sont victimes les Palestiniens. Un deux poids, deux mesures qui restera comme une tâche de sang sur le drapeau de la justice universelle ».