La « Grande muette », qui s’est faite discrète pour l’occasion, a deux atouts qui sont autant de garde-fous :
• la loi de programmation militaire (LPM) qui court de 2024 à 2030, imposant pour chaque année le franchissement d’une « marche » financière plus élevée (3,3 milliards de plus en 2025), et la commande d’équipements qui permettront à la France de continuer à disposer d’un « modèle d’armée complète » et de renouveler sa force de dissuasion (1) ;
• une actualité anxiogène, avec des guerres et massacres tous azimuts, qui imposent de renforcer la posture de défense du pays en tenant compte du « durcissement de la compétition entre acteurs » et de se préparer aux conflits de « haute intensité » de retour sur le continent européen.
Effort colossal
Sébastien Lecornu, maintenu à la tête du ministère qu’il occupe depuis 2022, était entendu, à la mi-octobre, par la commission défense de l’assemblée nationale, avec les chefs des armées (2). Il s’agit, expliquait-t’il alors, de poursuivre la modernisation de la dissuasion nucléaire (avec la rénovation des têtes et des vecteurs, le remplacement des sous-marins, le passage des Rafale au standard 5), et de « reconstituer la capacité expéditionnaire » des armées, par un renforcement des capacités majeures :
• une intensification de la préparation opérationnelle des forces (7,8 milliards d’euros de crédits de paiement) ;
• des investissements sur les équipements (10,6 milliards d’euros de livraisons
terre-air-mer en 2025, soit 16 % supplémentaires par rapport à
2024), « concrétisant la montée en cadence prévue en LPM » ;
• et un niveau élevé de commandes (avec 20,2 milliards d’euros au profit de la poursuite du réarmement, et 1,9 milliards d’euros de crédits de paiement pour recompléter les stocks de munitions) ;
• le tout s’accompagne d’une augmentation des effectifs de 700 équivalents temps plein (ETP), au profit notamment du renseignement, du cyber, de l’intelligence artificielle — et de nouveaux efforts pour améliorer la condition militaire.
En l’espace de trois exercices, les armées auront reçu 10 milliards de dotations supplémentaires : « C’est colossal », reconnaît le ministre Lecornu, « et impose de s’assurer que cet argent est bien utilisé . » Pour justifier ces dépenses, les chefs des armées et leur ministre évoquent une « bascule stratégique », « un contexte volatil », la « violence des rapports de force », la multiplication des « coups de semonce et alertes », l’espace qui « se militarise », la nécessité de « garder un temps d’avance », d’être capable de « montrer ses muscles » mais aussi de savoir « éviter de monter aux extrêmes ».
Lire aussi Philippe Leymarie, « La guerre en Ukraine, grand accélérateur de l’armement mondial », Le Monde diplomatique, janvier 2024.
Ils font un « retex » (retour d’expérience) permanent du conflit ukrainien, qui approche des mille jours : il montre un changement d’échelle, là-bas comme ailleurs, dans la préparation et la conduite des combats (« Partout, on remonte en gamme, on passe à la brigade, puis à la division », explique le général Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de terre) ; l’engagement au sol est réaffirmé comme une nécessité ; de nouvelles formes de combat (drones) se superposent aux anciennes (tranchées, obus) ; il y a durcissement des affrontements, extension des zones de danger (dénis d’accès et tensions multiples) et de l’urgence (certains alliés européens de la France, directement frontaliers de la Russie, font face à des menaces imminentes).
Escalier social
Dans cette perspective, après des budgets défense de « réparation » ces dernières années, voici venu le temps du « réarmement » (notamment de la reconstitution des stocks de munitions), de la recherche d’une capacité autonome d’appréciation dans le renseignement et la décision et de la « cohérence » entre les programmes d’équipement — jusqu’à la crédibilité de la dissuasion qu’il faudra maintenir, voire restaurer en la modernisant d’ici 2035-2040, comme le font la plupart des États nucléaires.
Chacun dans les armées aura prêché pour son secteur :
• « Très peu de marines peuvent arrêter des missiles en quelques secondes : c’est le résultat d’un entraînement intensif, et la marque d’une adaptabilité extraordinaire, comme les Ukrainiens », a fait valoir par exemple l’amiral Nicolas Vaujour, chef d’état-major de la marine ;
• le général Pierre Schill rappelle que son armée de terre reste un véritable « escalier social », dans l’Hexagone comme outre-mer ; que 13 500 de ses hommes sont en opération dans le monde (dont 700 au Liban, 2 000 en Roumanie-Estonie). Il fait valoir que l’armée de terre a déjà formé 14 000 soldats ukrainiens ces dernières années, et prépare actuellement dans l’est de la France un bataillon ukrainien entier, qui repartira avec les canons et blindés sur lesquels il s’entraîne (3) ;
• le général Jérôme Bellanger, pour l’armée de l’air et de l’espace, insiste sur ses capacités de « projection de force » lointaine, grâce à des implantations sur une dizaine de sites dans le monde ; et prévoit l’an prochain un net renforcement de la « crédibilité opérationnelle » dans le spatial, qui est désormais sous la responsabilité d’un commandement autonome ;
• tous insistent sur l’aspect innovant de certaines de leurs activités, sur leur réactivité dans l’adaptation des armements à partir des « retex » les plus récents (4) ; ou sur l’utilité des manœuvres et exercices qui — outre leur fonction d’entraînement ou de qualification — sont autant de « signaux » envoyés à la fois aux alliés et aux compétiteurs ;
• tous ont à cœur de valoriser le capital humain des armées : « Notre bien le plus précieux », insiste le chef d’état-major Thierry Burkhard, pour qui une « armée d’emploi », comme veut l’être celle de la France, a un impératif de jeunesse, et donc de gestion d’une ressource humaine « en flux permanent », qu’il faudrait pouvoir « fidéliser » au maximum.
Centre de gravité
L’armée de terre, principale concernée en volume – à elle seule, elle engagera 15 000 jeunes en 2025, ainsi que des milliers de réservistes — en a fait un défi pour 2025 : rallonger d’un an la présence moyenne (actuellement de sept ans), Cela paraît possible : en 2024, il y a eu 1 500 départs en moins que prévu. Une des clés est l’amélioration de la condition militaire, qui se poursuit en 2025 :
• en mettant les familles au centre du dispositif ;
• en étant attentif aux conditions de la mobilité ;
• en aménageant de nouveaux parcours professionnels, notamment pour motiver les sous-officiers ;
• en rendant plus attractives les grilles indiciaires ;
• en modernisant les bases et casernements, trop souvent vétustes ;
• en trouvant des modes d’organisation qui tiennent compte de la féminisation progressive des armées, etc (5).
Plus largement, le chef d’état-major général Thierry Burkhard veut faire porter son effort en 2015 sur la « cohésion nationale ». C’est, selon lui, le « centre de gravité de la nation : on peut perdre à l’avance par manque de volonté ». Les 250 000 militaires et assimilés, même renforcés par les gendarmes et policiers (250 000) ne font jamais qu’un cent-trentième de la population française. Aujourd’hui, 80 000 jeunes environ sont chaque année au contact des armées, d’une manière ou d’une autre — soit 10 % seulement d’une classe d’âge. D’où, selon Burkhard, l’objectif d’un renforcement du lien armée-nation par une « extension de la surface de contact » des militaires avec la société , qui passerait par une sensibilisation accrue à l’enseignement de défense, à des stages-lycée, des « prépa militaires » d’un nouveau type, un développement des relations avec l’université, une extension des réserves, la création d’une division « cohésion nationale » à l’état-major général, etc.
Coupes funestes
Les chefs militaires sont soucieux aussi de montrer que ce budget, chaque année augmenté en vertu d’une loi de programmation ambitieuse, est calculé « au plus juste », exécuté « à l’euro près », dans un esprit d’économie. Auditionnés, ils expliquent tous en préambule qu’ils ont « une conscience aiguë de l’effort consacré par la nation à l’armée ». Mais ils tremblent d’être pointés comme les seuls à bénéficier ainsi d’un budget sanctuarisé, et à paraître ne pas être assujettis à l’effort national. Ils guettent les petites phrases annonciatrices de coupes funestes, de la part du gouvernement ou même de députés et sénateurs lancés dans leur chasse aux millions et milliards…
Certes, ils se sentent à priori soutenus par l’ex-camp macronien, qui avait endossé des budgets militaires en hausse constante à partir de 2017, au début du premier quinquennat Macron. Ils profitent également des emballements patriotiques du Rassemblement national (RN), toujours aussi sensible au drapeau et à l’armée. Mais, pour une partie du Nouveau front populaire, notamment La France insoumise, pour qui la France est « de plus en plus inaudible » sur la scène internationale, ce budget 2025, outre qu’il consomme une montagne de crédits, est peu adapté à ce que devraient être les vrais engagements d’une armée tournée vers la sécurité de son propre territoire, et non vouée à une chimère européenne (profitant surtout à l’Allemagne) et à une « otanisation » avancée (mettant la France à la merci de Washington).
Les militaires étaient habitués, jusque dans les années 2010 à se faire « plumer », à servir de « variables d’ajustement structurel » pour les budgets de l’État, face à une administration des finances toujours en embuscade pour « dégraisser le mammouth ». Sébastien Lecornu a rappelé que les armées, des années 1990 à 2010, avaient perdu un régiment sur deux, 54 000 postes, onze bases aériennes, la moitié du tonnage de la marine national, etc.
« L’acceptabilité » des dépenses
Si, depuis quelques années, ils s’estiment plus à l’abri des grandes corrections budgétaires, le diable se nichant souvent dans les détails, ils savent qu’ils peuvent être victimes de petits arrangements interministériels. Par exemple, que l’aide militaire à l’Ukraine soit imputée au moins en partie sur le budget annuel des armées, comme le regrettent des députés du RN et du Parti socialiste, qui se demandent si le budget 2025 ne sera pas l’objet de l’habituel tour de passe-passe budgétaire lorsqu’il faudra abonder la « facilité de paix » de l’Union européenne, ou financer le réapprovisionnement en munitions cédées à l’allié ukrainien.
Le ministre Lecornu a devancé ces craintes en rappelant aux députés que le principe édicté il y a deux ans, au début de l’affrontement en Ukraine, était justement de ne pas toucher à la LPM, et que cette aide profite au maximum à l’industrie nationale de défense ; en outre, il fait remarquer que les matériels cédés à Kiev devaient de toute façon être réformés ; et qu’une partie des fonds nécessaires sont venus, selon lui, des gains sur une inflation moindre qu’anticipée, ou des sommes générées par les intérêts des avoirs russes séquestrés en Europe. Face à une parlementaire s’inquiétant de « l’acceptabilité » des dépenses induites par les lois de programmation militaire — à propos des cinq milliards prévus pour la construction du successeur du porte-avions Charles de Gaulle — le ministre a reconnu qu’il s’agissait bien de « la question-clé » (6).
Sur ce plan, la route est encore longue : sous le titre « De la stratégie déclaratoire aux illusions incantatoires », dans le magazine DSI (septembre-octobre 2024), Olivier Zajec écrit que « ces dernières années, on pouvait entendre à Paris de nombreux exercices d’autosatisfaction concernant l’atteinte du statut de “première armée d’Europe”, par comparaison avec les performances de certains voisins — en particulier britanniques. C’était avant que, de l’Ukraine au Sahel en passant par la Nouvelle Calédonie ou l’évolution des relations transatlantiques, des ruptures à répétition ne viennent éclairer d’une lumière crue les paradoxes de la politique de défense française, et au delà, les problèmes d’équilibre entre missions et moyens qui affectent aujourd’hui l’ensemble des pays européens. »