La marine nationale française ne souhaite pas donner de dates précises, pour cette mission de plusieurs mois baptisée « Clémenceau 25 », pas plus que l’identité des navires accompagnateurs, qu’ils soient français ou étrangers : un souci de protection des bâtiments et équipages, qui vont traverser des zones sensibles — la Méditerranée orientale, le canal de Suez, la mer Rouge, avant d’aborder les étendues de l’océan Indien et du Pacifique.
Pourtant, ce déplacement n’a pas été dicté par l’actualité la plus chaude. Le porte-avions (PA) n’a joué aucun rôle particulier autour du conflit en Ukraine et en mer Noire : il avait été en arrêt technique pendant huit mois en 2023, et n’a repris la mer depuis le début de cette année que pour les essais de ses nouveaux équipements, et la requalification de l’équipage ainsi que des pilotes.
Il n’a pas été mis en ligne non plus à la suite des massacres du 7 octobre 2023 en Israël, puis de la guerre à Gaza, et ensuite au Liban. Paris s’est contenté d’envoyer assez tardivement un porte-hélicoptère (PHA) dans les parages de Chypre, pour une éventuelle évacuation de ressortissants, alors que la marine américaine assurait la dissuasion sur place dès le début du conflit, avec notamment deux porte-avions (1).
Logique de convoi
La traversée de la mer Rouge sera d’ailleurs un simple transit, « dans une logique de convoi » et « sans s’attarder forcément », explique-t-on à l’état-major, où on rappelle que ce terrain maritime est cependant bien connu de la marine française, qu’elle y est intervenue spécialement ces deux dernières années pour répondre à des attaques des Houthistes du Yémen et escorter des convois de navires de commerce, et que Paris maintient depuis plusieurs décennies des unités navales en permanence dans ces parages, ainsi que des bases à Djibouti et aux Emirats arabes unis (EAU).
Le groupe d’action navale (GAN), dont la colonne vertébrale est le porte-avion avec sa vingtaine de chasseurs Rafale, cinq hélicoptères, deux avions de guet-aérien et un état-major embarqué — sera composé, côté français d’un sous-marin nucléaire d’attaque (SNA), de deux frégates spécialisées dans la lutte anti-aérienne et anti-sous-marine, d’un pétrolier-ravitailleur, ainsi que d’un Bréguet-atlantic de surveillance maritime ; et côté allié, d’une moyenne de trois à quatre autres navires de guerre américains, grecs, portugais, italiens, marocains, ou japonais, qui escorteront le PA français, selon les périodes et les secteurs géographiques.
Lire aussi Géraldine Giraudeau, « “Grand jeu” dans le Pacifique sud », Le Monde diplomatique, août 2024.
Sur sa route vers le Pacifique, l’escadre participera à l’exercice annuel Varuna, avec la marine indienne, partenaire traditionnel des Français , qui en sera à sa vingt-quatrième édition (2), ainsi qu’à l’exercice multilatéral La Pérouse, consacré à la sécurité des détroits entre l’océan Indien et le Pacifique, mené depuis quelques années à l’initiative de la France (3) ; et aux manœuvres Pacific Steller, avec la VIIe flotte de l’US Navy, moins familière pour les marins français que la VIe flotte en Méditerranée : un programme très dense d’échanges et d’exercices communs devrait perfectionner encore l’interopérabilité déjà très avancée entre Français et Américains (4).
Riverain lointain
L’objectif avec cette mission Clémenceau 25 est de marquer à nouveau l’intérêt de la France pour la région indo-pacifique, comme l’ont fait récemment les marines italienne et allemande : une région promue par les administrations américaines Obama, Trump, Biden, et certainement Trump II, comme le nouveau centre du monde — en tout cas du « monde utile ». Paris, rappelant que La Réunion et Mayotte dans l’océan Indien, la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie dans le Pacifique — peuplées d’un million six cent mille habitants — sont des terres françaises, aime d’ailleurs à se présenter comme un riverain à part entière de ces océans, au même titre que les grands. Les neuf dixièmes de son domaine maritime « exclusif » — le deuxième du monde, en superficie — sont effectivement rattachés à ces territoires ultra-marins.
Lire aussi Philippe Leymarie, « De la mer partagée à la mer morcelée », Le Monde diplomatique, juin 2024.
Le gouvernement français avait adopté déjà en 2021 une « stratégie pour l’Indopacifique » et tente depuis de développer ses connexions avec les pays riverains, se posant en défenseur du multilatéralisme, du droit international, et en alternative ou « troisième voie » face aux super-grands chinois et américains. « Clemenceau 25 » vise à démontrer que la France peut déployer une force significative dans une zone qui concentrera bientôt plus de 40 % du produit de l’économie mondiale, où se trouvent six pays du G20, trois des cinq premières économies mondiales, neuf des dix premiers ports mondiaux, et les cinq pays les plus peuplés de la planète, et qui compte les détroits les plus fréquentés et les plus vulnérables de la planète (Bab el Mandeb, Ormuz, Malacca), ainsi que les routes maritimes les plus suivies. Et que Paris veut y affirmer sa détermination à y défendre ses intérêts et ceux de ses alliés. Outre avec l’Inde, les relations sont proches avec notamment Singapour, le Vietnam, la Corée du Sud, le Japon, ainsi qu’avec l’Australie — maintenant que la déconvenue de 2021 sur le « marché du siècle » dans les sous-marins a été digérée.
Paris s’est efforcé ces dernières années de pallier son manque de moyens de surveillance et d’influence dans ces régions distantes de 10 000 à 20 000 kilomètres de l’Hexagone : les flottilles de patrouilleurs spécialisés outre-mer sont en cours de remplacement, de même que la flotte d’avions de surveillance. L’armée de l’air a montré — avec l’opération Pégase 24, en juin et juillet derniers — qu’elle pouvait comme la marine projeter des forces significatives sur ces distances extrêmes, visitant treize pays, enchaînant trois exercices majeurs, y associant les pays partenaires européens du futur avions de chasse (SCAF) — l’Allemagne et l’Espagne — et renouant sur zone avec l’Australie en compagnie de l’allié britannique, le tout dans un dispositif chasse-ravitailleur-transport inégalé.
Signal stratégique
Bien que parfois remis en question, les avantages de la possession d’un porte-avions sont nombreux :
• c’est, en milieu maritime, une véritable base aérienne projetable, qui se tient au large, en haute mer, hors souveraineté ;
• autonome, il fait « ce qu’il veut », surfant sur la « liberté des mers », restant loin des côtes, tout en pouvant accéder grâce à ses propres aéronefs à des théâtres fermés situés à des centaines de kilomètres ;
• une capacité inégalée de projection de puissance (variable cependant, selon la disponibilité des PA, leur tonnage, le type de chasseurs embarqués, etc.) ;
• sa flexibilité : le bâtiment peut faire un millier de kilomètres en vingt-quatre heures et changer de théâtre sans dépendre d’autorisations de navigation, d’escale, etc ;
• son déplacement est en soi un signal diplomatique et stratégique envoyé aux alliés comme aux adversaires ;
• le porte-avions navigue à l’abri d’une bulle de protection, dans les airs, sous l’eau, et sur mer, grâce notamment aux moyens de détection et de frappe du Groupe d’action navale qui l’accompagne ;
• le GAN qui est un « fédérateur et agrégateur de forces navales étrangères, de coalitions » (contre-amiral Jacques Mallard, commandant de la force aéromaritime) ;
• le PA participe à la posture de dissuasion, ses avions pouvant transporter des charges nucléaires ;
• il a lui-même une capacité structurante, à la fois pour son groupe naval, sa région maritime, et la marine en général ;
• il est habitué à se brancher sur les chaînes internationales de commandement (ayant pris la direction d’une flotte franco-américaine, par exemple dans le Golfe, ces dernières années, ou s’étant placé sous le contrôle opérationnel de l’OTAN, comme en avril dernier ) ;
• c’est bien sûr une marque de prestige, l’expression d’un rang (5).
A contrario, la perte éventuelle d’un bâtiment aussi prestigieux peut être d’autant plus dommageable. Pour certains, qui doutent de l’utilité de ce type de bâtiments, il est une cible facile ; l’amirale Lisa Franchetti, cheffe des opérations navales dans la marine américaine, considère cependant qu’un PA « reste difficile à atteindre », en raison de la bulle de protection établie par son escorte, en liaison avec des moyens radars aériens. L’autre frein est bien sur le coût de la construction, puis du fonctionnement d’un porte-avions, de son groupe aéronautique embarqué, du groupe d’action navale qui l’accompagne…
Nouvelle génération
Lire aussi Jean-Dominique Merchet, « Le Charles-de-Gaulle, un porte-avions très politique », Le Monde diplomatique, août 1987.
L’unique PA français, durant toute sa carrière, n’aura été disponible au mieux que 65 % du temps, ce qui ne manque pas d’alimenter un débat récurrent sur la nécessité de disposer d’un « sister-ship ». En service depuis 2001, le PA Charles de Gaulle subira en 2027-2028 son dernier « arrêt technique majeur », avec mise en cale sèche, et immobilisation pour dix-huit mois, afin de pouvoir être opérationnel jusqu’en 2038 — date à laquelle son successeur, le porte-avions nouvelle génération (PANG), devrait être disponible. La commande officielle du bâtiment interviendra dans le courant de l’année prochaine, après bouclage des plans détaillés, et le début de la réalisation à partir de 2026.
La construction de ce qui sera plus grand navire militaire jamais produit en Europe — 310 mètres, 80000 tonnes — a été confiée aux Chantiers de l’Atlantique (la coque), à Naval Group (le système de combat et l’aviation), Technic Atome (les chaufferies nucléaires). Largement plus lourd que le Charles de Gaulle, le PANG (6) sera aussi plus rapide et puissant, mettant en œuvre des Rafale standard 5 ou les futurs SCAF, des drones et robots lancés grâce à des catapultes électro-magnétiques (et non plus à vapeur) — un bâtiment disposant d’une infrastructure numérique au niveau le plus avancé, avec un large recours à l’intelligence artificielle, etc.
Le coût minimum — étalé de 2021 à 2038, sur plus de deux lois de programmes, selon un planning très serré. Des travaux d’aménagement en rade de Toulon — dragage du chenal, construction de quais et d’un bassin dédiés au nouveau porte-avions — sont également à prévoir, à partir de 2026, pour un premier accostage prévu en 2035. Le renouvellement des bâtiments d’escorte est déjà en cours : une nouvelle génération de sous-marins d’attaque (SNA) de classe Suffren a commencé à être livrée, plus endurants et polyvalents que leurs prédécesseurs ; l’arrivée de la première frégate de défense et d’intervention (FDI) est attendue prochainement ; et un premier bâtiment ravitailleur de forces (BRF) a été livré à la marine nationale l’an dernier, tandis que deux autres sont en commande. Reste que le porte-avions nouvelle génération n’aura certainement pas de doublure, et que la France ne pourra manier cet « outil souverain par excellence » (amiral Nicolas Vaujour, chef d’état-major)… que par intermittence, comme c’est le cas aujourd’hui.