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Marseille et l’illusion des commencements

par Louise Dumas, 27 avril 2022
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« L’été l’éternité » de Émilie Aussel / Shellac

Marseille n’est pas seulement une cité portuaire fascinante et millénaire ; elle est également un bastion du cinéma depuis son apparition : située à une trentaine de kilomètres de La Ciotat, où les frères Lumière posèrent l’une des toutes premières caméras, elle a été mise sur pellicule dès 1896 par leurs assistants, et Marcel Pagnol y a inscrit plusieurs de ses histoires, tout comme plus tard le cinéaste Robert Guédiguian. Elle est même aujourd’hui la deuxième ville la plus filmée de France. Récemment encore, elle est au cœur des documentaires de Nicolas Burlaud (La fête est finie, 2014, La Bataille de la Plaine, 2020 ) ou du polar politique controversé Bac Nord (Cédric Jimenez, 2021). Origine de notre hymne, terre promise des migrations, éternellement solaire et rebelle dans notre imaginaire, elle offre le décor idéal pour mettre en scène la jeunesse d’aujourd’hui, une jeunesse qu’on dit un peu désœuvrée, un peu criminelle, entre aliénation et provocation, mais qui porte cependant nos lendemains. Elle s’est ainsi imposée comme le laboratoire d’un cinéma contemporain et réaliste post-Kéchiche, un cinéma héritier de L’Esquive et de La Vie d’Adèle. On pense à Corniche Kennedy (Dominique Cabrera, 2016), où des jeunes à la sortie de l’adolescence découvrent l’amour sur fond d’ennui et de petit trafic de drogue. On pense aussi à Shéhérazade (Jean-Bernard Marlin, 2018), où sortir de prison en plein Marseille n’augure pas d’un nouveau départ mais condamne à replonger.

Lire aussi Émilie Seto, « À Marseille, l’autoroute en pièces », « Les villes, avenir de l’humanité ? », Manière de voir n˚175, février-mars 2021.

Mais la cité phocéenne attire aussi des réalisateurs du monde entier. À la fois familière et dépaysante, elle leur permet de réinterpréter les motifs les plus classiques du cinéma : la course-poursuite chez William Friedkin dans French Connection (1971), ou plus récemment la romance invraisemblable chez Tom McCarthy dans Stillwater (2021). Ce dernier film porte du reste le nom d’une petite localité de l’Oklahoma alors qu’il se passe à Marseille, comme si le déplacement et la translation étaient la condition de l’expérience cinématographique. L’Allemand Christian Petzold a poussé cela à son paroxysme dans Transit (2018). Adapté du roman d’Anna Seghers (1944), qui, pour résumer sommairement, conte la quête de réfugiés menacés par le nazisme de moyens d’embarquer, le film introduit un autre transit, celui de la littérature vers le cinéma — et ainsi une réflexion déjà médiologique sur le septième art. Plus généralement, le film est un véritable manifeste, qui établit une affinité entre une ville portuaire a-temporelle (un Marseille qui serait éternellement à l’année zéro) et le cinéma, qui, à travers le dispositif et la temporalité de la projection, est par essence un transit.

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Transit, de Christian Petzold / Les Films du Losange

Premier long-métrage de la réalisatrice Émilie Aussel, L’Été l’éternité semble s’inspirer de ces deux veines : la ville y est le décor d’un film sur la jeunesse dont la manière rappelle parfois celle d’un Kéchiche, mais aussi le lieu d’une suspension propice à « réfléchir » le cinéma. Des jeunes viennent de réussir le bac et savourent les plus longues vacances de leur vie, un « été-éternité ». Dans ce temps suspendu, les décors néo-classiques de Marseille renouent avec la période phocéenne, c’est-à-dire antique, de la cité : dans les colonnades du Palais Longchamp, les jeunes amoureux se prennent « pour des dieux ». Pourtant, leur premier été d’adultes n’est pas un pur commencement, c’est aussi une fin. Bientôt la joyeuse bande, et plus particulièrement Lise (Agathe Talrich), doit faire face à un deuil brutal. Le film se fait alors plus grave. Lise trouve réconfort auprès d’un autre groupe de jeunes, un peu plus âgés qu’elle. Elle y est introduite grâce à un personnage interprété par Idir Azougli, vu dans Shéhérazade et dans Stillwater et donc déjà rompu à différents types d’expériences et de chagrins. Lui et ses amis vivent en communauté et font du théâtre pour supporter le fait d’être sortis de l’éternité.

Émilie Aussel déplace ainsi à Marseille la réflexion que L’Atelier (Laurent Cantet, 2017) avait naguère située à La Ciotat. Des jeunes y partaient à la reconquête d’eux-mêmes en participant à un atelier non pas de théâtre mais d’écriture. Le comédien Matthieu Lucci (l’adolescent à la fois détestable et désirable, attirant et inquiétant de L’Atelier) semble d’ailleurs suggérer une filiation entre les deux films. La Ciotat, où les ouvriers des chantiers navals en difficulté côtoient les riches plaisanciers, donnait à Cantet un cadre socio-politique tout en lui permettant de remonter à la prime jeunesse du cinéma pour mieux réfléchir à la puissance des fictions modernes. Au contraire, l’atelier théâtral et cinématographique d’Émilie Aussel, plus médiologique que politique, héritier de Kéchiche et de Petzold autant que de Cantet, arrache les personnages à leur ancrage pour les placer dans cet éternel espace de transit qu’est le cinéma et qui seul permet de supporter les ruptures de l’existence.

L’Été l’éternité, d’Émilie Aussel, sortie en salles le 27 avril.

Louise Dumas

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