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Omniprésence des sondages

Quelles « intentions » de vote ?

par Alain Garrigou, 12 octobre 2021
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Paul Klee. — « Vorhaben » (Intention), 1938

La campagne pour l’élection présidentielle d’avril 2022 s’est explicitement ouverte dès septembre 2021. Une nouvelle fois, le rythme de publication des sondages s’est emballé. Dans un premier temps, ils ont accaparé le processus de sélection des candidats en faisant office de primaires médiatiques, à côté ou en concurrence avec les primaires partisanes ou les procédures internes aux partis. Dans un deuxième temps, ils vont accompagner la course des candidats à la présidence en livrant des scores intermédiaires. Les protagonistes de ce spectacle politico-médiatique se sont installés sur tous les plateaux. À l’antenne, l’évocation des résultats du « dernier sondage » commencent souvent par « ce n’est qu’un sondage qu’il faut prendre avec précaution » pour passer la parole au sondeur de service qui ironise — « il faut tout prendre avec précaution aujourd’hui » —, mettant ainsi les rieurs de son côté.

On aurait tort de prendre à ceci la légère. Le passé témoigne abondamment d’élections marquées par l’influence des sondages : depuis l’écroulement de Jacques Chaban Delmas en 1974, la candidature Balladur en 1995 poussée par ses sondages de premier ministre, les opérations commandos de candidats inattendus comme Ségolène Royal en 2006 ou encore la décision de François Hollande de ne pas se représenter. Sans abuser de l’énumération, il est difficile d’ignorer que les sondages électoraux sont devenus une forme de para-institution, absente de la Constitution et pour l’essentiel de toute réglementation, qui façonne la politique de la France et d’autres pays.

Lire aussi Pierre Bourdieu, « La fabrique des débats publics », Le Monde diplomatique, janvier 2012.

Ces sondages électoraux concernent surtout les intentions de vote. Il en est d’autres, dits de « jour du vote » ou d’« après vote », utiles à l’analyse mais par définition non performatifs car ils ne changent évidemment pas un passé révolu. Seulement, les intentions de vote ne désignent pas la même chose selon les moments de la campagne. À leur début, elles n’existent pas la plupart du temps. On dit aussi qu’elles ont un faible degré de réalité. Du moins beaucoup d’entre elles. Comment pourrait-il en être autrement alors que les candidats ne sont pas tous connus ? Des calculs politiques se fondent donc sur des données qui existent de façon inégale voire qui, dans une large mesure, n’existent pas. La faible fiabilité de l’instrument devient alors un défaut secondaire. Il s’y ajoute néanmoins. Que dire encore de ces sondages sur les deuxièmes tours qui opposent des duos par définition hypothétiques et parfois impossibles alors que le premier tour n’a pas été joué ? Ils donnent au choix électoral une allure de jeu qui ne contribue certainement pas à encourager la sincérité qu’on pourrait attendre de la part des sondés.

Au moment où le vote prédéterminé par une identité politique stable recule, les sondages sur les intentions de vote avancent

Encore la situation s’est-elle aggravée. Selon un singulier croisement, les intentions de vote existent de moins en moins parce que les affiliations partisanes ont reflué. Il est là aussi cocasse de découvrir qu’au moment où le vote est moins déterminé par une adhésion ancienne à un parti — « être » radical, socialiste, libéral, et encore de gauche ou de droite —, au moment donc où le vote prédéterminé par une identité stable recule, les sondages sur les intentions de vote avancent. Tout au plus ces intentions indiquent-elles une préférence, principale ou secondaire. Certes, défendent les sondophiles, elles sont plus fiables à mesure que le scrutin approche. Malgré quelques fiascos historiques (les élections présidentielles de 2002 par exemple), cela a été suffisamment vérifié pour assurer le succès des sondages à leur origine, avec le fameux précédent de l’élection présidentielle américaine de 1936, quand George H. Gallup prédit le succès de Franklin D. Roosevelt. Que des sondages prédisent qui va gagner quelques heures avant un scrutin suffit-il à justifier leur omniprésence le reste du temps ? Les médias ne semblent pas avoir assez de patience pour attendre quelques heures le résultat réel du vote. Quant à exciper de la fiabilité relative de ces sondages pour valider tous les sondages, il y a un monde et, au bout de l’absurde, on pourrait imaginer des élections organisées pour démontrer leur fiabilité.

Les sondages électoraux créent donc un artefact puisqu’on ne parlerait pas et surtout on ne mesurerait pas des intentions de vote s’il n’y avait pas de sondages. Ils les produisent non seulement parce que les intentions de vote existent de façon inégale, et souvent pas du tout, par la méthode avec laquelle ils sont produits. Aujourd’hui, 75 % des sondages sont réalisés en ligne, à partir d’une population d’enquête qu’on appelle un access panel, soit plusieurs dizaines de milliers d’internautes régulièrement consultés par des instituts via des sociétés sous-traitantes. Tout cela avec le stimuli d’une gratification, chacune modeste mais plus intéressante à mesure que les gains s’additionnent. D’une certaine manière, on a retrouvé ainsi les principes d’un vote payé, contraire au principe de gratuité qui est censé le fonder en démocratie. Pour l’heure, croit-on que des sondés interrogés à une heure quelconque de la journée, plusieurs mois avant le scrutin, se posent vraiment la question du choix d’un bulletin de vote ? Les enquêtes l’ont si bien enregistré que les questions commencent par la forme conditionnelle : « Si la prochaine élection présidentielle avait lieu dimanche prochain… » Le procédé censé « mettre en situation » fonctionne comme un rappel de la situation fictionnelle du sondage. Lequel n’offre pas un bulletin mais une case à remplir.

L’affaire est donc bien rodée dans ce triangle des intérêts entre des politiciens ayant en partie perdu le contact avec les citoyens et rivés aux chiffres qui prédisent leur avenir comme une boule de cristal, des médias en mal de spectacle et articulant la politique autour d’une compétition souvent comparée à une course hippique, et des sondeurs cumulant les rôles de commerçant, de commentateur et de conseiller. Le spectacle proposé en vaut-il la peine ? On pourrait lui trouver des avantages si on considère que la compétition entretenue par l’actualité quotidienne des sondages suscite une stimulation comme n’importe quelle compétition sportive. Dans cette hypothèse, les taux de participation baisseraient encore plus sans sondages. Mais peut-être poussent-ils à l’inverse vers un désengagement politique par la saturation médiatique.

Il est certain, en revanche, que la publication des intentions de vote accentue l’abstention en dissuadant mécaniquement de voter pour les candidats très marginaux. À quoi bon voter si le vote ne sert qu’à témoigner mais ne contribue pas au résultat essentiel de l’élection ? Ironie du sort, ils participent ainsi à leur propre perte de fiabilité puisque la forte abstention diminue la part utile des sondés — ceux qui se déclarent « certains d’aller voter » —, à la fois parce que l’échantillon atteint est fortement réduit et parce qu’avec cette question préalable, il s’avère qu’il y a, selon un biais légitimiste bien connu mais guère pris en compte, plus de personnes certaines d’aller voter que de votants. Quelles que soient les erreurs, le spectacle doit continuer.

Parlant ainsi d’un système para-institutionnel, s’étonnera-t-on naïvement qu’il soit confié aux entreprises privées que sont les entreprises de sondages, entreprises commerciales à but lucratif ? Cela appelait un contrôle pour peu qu’on ne se fie pas au seul marché autorégulateur. Ce fut le choix français de la loi du 19 juillet 1977 (avec notamment l’interdiction de publication des sondages 48 heures avant un scrutin et la création de la commission des sondages). Significativement, alors qu’ils l’avaient taxée à l’époque de « loi scélérate », certains sondeurs se sont mis à la défendre lorsqu’une proposition de loi votée par le Sénat en 2012 est arrivée devant l’Assemblée nationale avec pour objectif, entre autres, d’interdire toute rémunération des sondés. Sous leur influence, Nicolas Sarkozy imposa alors un veto présidentiel — déguisé en rejet par la commission des lois de l’Assemblée nationale. L’élection présidentielle était imminente. Le contrôle public fut rendu devenu encore plus difficile quand les sondages ont bénéficié du secret industriel par un arrêt du Conseil d’État du 8 février 2012. Autrement dit, sur tous les points techniques — redressements, composition des échantillons, corrections, etc. —, comme sur d’autres — identités du commanditaire réel —, les sondeurs sont protégés par le secret au nom de la concurrence des affaires. Sauf la publication des marges d’incertitude, obligation globalement non respectée, les sondeurs ne sont nullement contraints de publier leurs données. En feignant de croire que la concurrence se joue sur des recettes secrètes, la décision du Conseil d’État prête à sourire. Elle sert les sondeurs sans nuances. Du moins dans l’immédiat car elle a un revers : si le secret est industriel, il n’est pas scientifique. Sinon, il ne serait pas légitime. Et s’il y a secret, sanctionné par le droit administratif, il est difficile d’éviter le soupçon : y a-t-il des choses à cacher ? En tout cas, cela ne contribue pas à restaurer la légitimité d’élections au centre des doutes démocratiques.

Lire aussi Alain Garrigou, « Éloquente abstention », Le Monde diplomatique, septembre 2021.

On pourrait dresser une longue liste des divers effets des sondages d’intentions de vote : ils façonnent les élections en avantageant les candidats dont on parle le plus — les premières intentions de vote enregistrent ainsi un écho médiatique —, en amenant à présenter des candidatures ou à y renoncer sur la foi de pseudo études — en poussant les électeurs à calculer plus ou moins savamment quel vote est le plus judicieux, comment son vote ne va pas être « perdu » sur un candidat sans chance de gagner, en renonçant à voter « pour rien ». Toute l’économie du vote est modifiée en diminuant la part de conviction du vote pour le tirer vers le calcul utilitaire. Dans l’affaire, ce n’est pas seulement aux professionnels de la politique qu’il faut attribuer la défiance électorale, mais aux électeurs eux-mêmes embarqués volens nolens dans une mécanique utilitariste de compétition démocratique. Contraints d’admettre cette influence, les sondeurs rétorquent que tout le monde la subit, comme si elle était comparable à l’influence interpersonnelle, ou à celle exercée par des entreprises économiques et des fortunes privées — clairement engagées dans la lutte pour le pouvoir.

Il faut donc replacer les intentions de vote dans l’économie des élections. En l’occurrence, ces « intentions » sont des informations produites par les humains en fonction d’objectifs, susceptibles de modeler l’avenir et souvent pensé pour cela. Ces artefacts s’apparentent aux « pseudo événements » analysés par Daniel Boorstin. Ce n’est pas un événement de même nature qu’un volcan qui entre en éruption, qu’un conflit international ou un heureux événement dans une famille royale — évènements dont on peut penser qu’ils ne sont pas fabriqués comme une information utile et planifiée. Du moins pas essentiellement. Leur réalité elle-même est mal assurée et, à cet égard, se rapprochent des fake news devenues endémiques. À la différence cependant, et c’est toute leur ambiguïté, qu’elles peuvent rejoindre une réalité quand elle est matérialisée par des votes. En somme ce sont des informations inégalement ou alternativement exactes ou inexactes. Cette nature hybride ne doit-elle pas nous conduire à parler de « vraies fausses nouvelles » ou, puisque le terme anglais fake news a envahi le français, de true forged news ? Des nouvelles davantages « fabriquées » que vraies ou fausses, tant l’évaluation de fictions ne relève pas d’un régime de vérité.

Alain Garrigou

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