En kiosques : avril 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

Retour d’une conflictualité radicale en Tunisie

par Hèla Yousfi, 3 octobre 2019
JPEG - 177.4 ko
Élections municipales de 2018 en Tunisie, cc Congrès des pouvoirs locaux et régionaux (Conseil de l’Europe).

Le premier tour de l’élection présidentielle en Tunisie a eu lieu le 15 septembre 2019, opposant vingt-six candidats aux opinions très diverses et représentant les différentes sensibilités politiques du pays. Seuls 45 % des électeurs inscrits se sont déplacés pour le deuxième scrutin de ce type depuis le renversement du régime de Zine El-Abidine Ben Ali en janvier 2011. Il s’agit d’un faible taux au regard des 64 % du premier tour de la présidentielle en 2014. Les deux qualifiés pour le second tour sont MM. Kaïs Saïed (18,4 % des voix) et Nabil Karoui (15,8 % des suffrages). Le premier est juriste et expert en droit constitutionnel tandis que le second, homme d’affaires et propriétaire de la télévision Nessma, est incarcéré depuis le 23 août pour évasion fiscale. Ce duo inattendu a suscité de multiples réactions en Tunisie et dans le monde. Certains observateurs parlent ainsi d’une « insurrection des urnes » tandis que d’autres ont recours à des termes ou expressions comme « tsunami » ou « triomphe des populismes » pour décrire les résultats de ce premier tour (1). Néanmoins, la perception générale d’un vote profondément « antisystème » semble faire consensus. Confrontés à ce désastre électoral, les responsables politiques, toutes obédiences confondues, reconnaissent leurs « échecs » mais semblent toutefois incapables, du moins pour le moment, d’imaginer une nouvelle stratégie pour les prochaines élections législatives.

La perception générale d’un vote profondément « antisystème » semble faire consensus

Comment expliquer le désaveu des électeurs exprimés à l’égard des partis qui ont structuré la vie politique tunisienne depuis le 17 décembre 2010, date du début de la Révolution ? Peut-on parler d’une transformation radicale de la scène politique ? Assiste-t-on à un nouveau moment révolutionnaire ou sommes-nous à la veille du retour d’un régime autoritaire centré autour de la figure d’un seul homme ? Il est très difficile de rendre compte de manière intelligible de la complexité des dynamiques à l’œuvre en Tunisie. Néanmoins, l’examen du contexte dans lequel s’est tenu le scrutin ainsi qu’une analyse des stratégies électorales des différents protagonistes permettent de décrypter les tensions politiques que révèlent ces élections. Cela permet aussi d’esquisser des scénarios concernant une possible réinvention du jeu politique tunisien.

Une fragmentation sans précédent de l’offre politique

Lire aussi Thierry Brésillon, « Une Tunisie contre l’autre », Le Monde diplomatique, novembre 2018.

Dans un pays qui vit sous perfusion du Fonds monétaire international (FMI), où le chômage est de 15 % et l’inflation proche de 7 %, la généralisation de la corruption et la guerre frontale à laquelle se sont livrés différents clans mafieux, plus ou moins proches du pouvoir, pour le contrôle de l’économie sont autant de facteurs qui ont accentué le désenchantement des électeurs (2). Il faut aussi rappeler que si le consensus national entre l’ancienne élite politique et économique incarnée par le parti Nida Tounes de feu le président Béji Caïd Essebsi d’un côté, et de l’autre la nouvelle élite sortie des urnes et représentée par Ennahdha — consensus célébré par le prix Nobel en 2015 —, a permis de maintenir une relative stabilité politique jusqu’en 2017, celui-ci n’a pas fait disparaître les clivages internes au sein de chaque formation. Sur les vingt-six candidats qui étaient en course, sept venaient de Nida Tounes et deux d’Ennahdha. Ces divisions n’ont pas épargné pas non plus les formations de gauche, le socle radical issu du Front populaire s’étant présenté avec trois candidats dont le score n’a pas dépassé 2 % des suffrages.

Le bal des sondages et la propagande médiatique, qui n’étaient pas de nature à favoriser un débat politique serein autour des projets politiques des candidats, pourraient avoir aussi alimenté un épuisement des électeurs et un vote « antisystème ». Mais tous ces facteurs n’expliquent que partiellement l’arrivée en tête de deux candidats atypiques. Dans la mesure où il est encore tôt pour avoir une sociologie du vote exhaustive, un détour par le profil des concernés ainsi que les thèmes de la campagne électorale peuvent fournir un éclairage complémentaire.

Saïed et Karoui : deux figures de la « bonne autorité »

Tout semble opposer MM. Kais Saïed et Nabil Karoui : le premier, surnommé « Robocop » en raison de sa diction rigide et de son visage figé, incarne l’intégrité morale et l’intransigeance. Il est connu des Tunisiens pour avoir commenté la scène politique sur les plateaux de télévision lors de la révolution de 2011. Contrairement à son rival, il n’a aucune structure ou parti pour le soutenir et c’est sa première campagne électorale. Le second a fondé sa chaîne de télévision privée Nessma en 2007 et fait alors allégeance au président Zine El-Abidine Ben Ali. Son parcours est celui d’un homme d’affaires aux pratiques controversées que certains Tunisiens n’hésitent pas à qualifier de « mafieuses ». Grâce à sa télévision et à son pouvoir médiatique, il a joué un rôle important dans la formation du parti Nida Tounes. Il a aussi été l’un des artisans du rapprochement entre MM. Caïd Essebsi et Rached Ghanouchi, qui a jeté les bases de la coalition gouvernementale entre Nida Tounes et Ennahda scellée début 2015. Ces deux hommes aux parcours si différents semblent tous les deux répondre chacun à sa manière aux attentes des Tunisiens de ce que doit être une « bonne autorité ».

Lire aussi Akram Belkaïd, « Le coup d’État médical de Zine El-Abidine Ben Ali », « Le défi tunisien », Manière de voir n˚160, août-septembre 2018.

M. Karoui convoque ainsi l’imaginaire du « bon père de famille ». Grâce à l’organisation d’opérations caritatives dans les régions défavorisées, des actions largement médiatisées par sa propre télévision, il s’est construit l’image du « père affectueux » des marginalisés et des précaires, le seul qui les écoute et les considère. Un profil qui rompt radicalement avec l’indifférence et l’arrogance de la classe politique gouvernante. Quant à M. Saïed, il incarne aussi, à sa manière, une autre figure de la « bonne autorité » qui existe dans l’imaginaire collectif tunisien : celle du « chef impartial » qui, en vertu de son indépendance, est à même de résister aux pressions des intérêts particuliers et de montrer l’exemple en garantissant un consensus juste, condition nécessaire au bon fonctionnement de la collectivité. Son outil est celui du langage standard de la loi, seule capable de neutraliser les dérives de l’entre-soi. D’autres candidats ont, aussi à leur manière, essayé de mobiliser ce référentiel. À titre d’illustration, M. Abdelkrim Zibdi, ex-ministre de la défense et candidat de Nida, a réalisé un score de 9,6 % après une campagne mettant l’accent sur sa proximité avec l’armée, garante de la stabilité et la sécurité.

C’est certainement le délitement de l’État tunisien et l’anarchie généralisée qui ont fait de la réhabilitation de l’ordre moral incarnée par la « bonne autorité » un thème central de toute la campagne électorale. Le recours au chef charismatique semble répondre à l’éternel problème de la crise de confiance à l’égard des partis politiques qui ont tous accepté, certes à des degrés différents, des compromis avec les élites au pouvoir. En mobilisant la figure du « bon père » ou celle du « professeur de droit », on restaure ainsi cette confiance perdue. Or, cette interprétation semble poser autant de problèmes qu’elle n’en règle. S’il ne faut pas négliger le rôle des affects dans le processus d’identification du peuple par lequel il se réunit autour d’un leader, il ne faut pas non plus sous-estimer le rôle des intérêts. La réhabilitation de l’ordre moral basé sur la « bonne autorité » n’est pas suffisante pour expliquer le succès des deux premiers candidats ; d’autres facteurs semblent avoir été déterminants dans cette ascension imprévisible.

La fin des campagnes électorales centristes

Contrairement aux campagnes électorales précédentes où le clivage central était l’opposition entre « modernistes » et « islamistes », il est frappant de voir émerger d’autres lignes de fractures lors de ce scrutin. Le recul des acquis sociaux a dépassé le seuil d’acceptabilité pour les populations qui en ont subi les conséquences négatives. Ce phénomène social et politique de résistances multiples au retour de l’ancien régime et de ses pratiques est précisément ce qui a mis les clivages classiques — et les solutions consensuelles qui les ont accompagnées — en crise.

On a pu observer lors de cette campagne électorale une radicalité étonnante aussi bien dans le discours que dans le positionnement des candidats sur l’échiquier électoral. Ainsi, une candidate comme Mme Abir Moussi a clairement assumé sa nostalgie pour Zine El-Abidine Ben Ali et signifié son intention de réhabiliter les déchus de l’ancien régime. De son côté, M. Seifeddine Makhlouf, proche des milieux salafistes, a réalisé un score de 5 % en affichant un discours frontal contre le régime et l’opposition et en revendiquant l’importance de rompre avec toute tutelle étrangère, notamment française. C’est donc moins le programme électoral ou le projet de société qui ont mobilisé les électeurs que la capacité de chaque candidat à défendre les intérêts des forces sociales et économiques qu’il était censé représenter. Cela, sans oublier aussi sa capacité à désigner clairement l’adversaire.

Cette radicalité a donc signé la fin des campagnes électorales centristes glorifiant le consensus de classes. Elle annonce l’avènement d’une nouvelle ère marquée par l’intensification de la compétition entre les différents groupes sociaux aux intérêts économiques et politiques de plus en plus divergents. C’est sur la multiplication de ces résistances que les deux candidats arrivés en tête se sont appuyées avec deux façons différentes pour donner forme au combat du peuple contre l’élite au pouvoir. Vu sous cet angle, on comprend mieux le succès de Karoui, identifié comme le protecteur de la « Tunisie d’en bas », et celui de Saïed, qui a attiré les groupes révolutionnaires proches à la fois des mouvances islamistes et de la gauche radicale. Les autres candidats, qui se sont contentés d’un discours « rassembleur » autour des prérogatives du président sans ancrage politique ou identitaire, ont eu du mal à fédérer les électeurs.

Il en résulte donc un retour à la conflictualité radicale comme principe de formation du débat public. La notion de radicalité désigne ici le refus d’une conception consensualiste du débat démocratique au profit d’une conception favorisant les points d’opposition politique, économique et aussi sociétale. Tout cela montre qu’il ne peut exister de politique que s’il existe des points de vue irréductibles qui cristallisent des oppositions politiques où l’affirmation d’un camp ne peut exister que dans le combat contre le camp adverse. Cela semble décrire une nouvelle situation révolutionnaire en Tunisie qui, d’une certaine façon, n’est pas si éloignée de celle qui prévalait en janvier 2011.

Dignité nationale ou dignité individuelle ?

Un autre thème central de ce scrutin est celui du rôle de l’État : les enjeux de sa reconstruction et son rapport avec la société. Si la plupart des candidats partageaient une allégeance aux principes démocratiques, à l’État et à la Constitution, des désaccords profonds existent quant au sens à leur accorder. Ces divergences ont donné lieu à deux stratégies électorales complètement différentes. Pour le pôle « moderniste », qui réunit les différentes formations de la gauche et une partie de la famille destourienne, la priorité est de protéger la société du risque réel ou fantasmé de mainmise de l’islam politique incarné notamment par Ennahda. L’objectif principal pour ces acteurs est de consolider les acquis de l’État qu’ils qualifient de « moderne » en exigeant de tous les candidats de se prononcer sur les questions des libertés individuelles, comme l’égalité successorale entre genres dans l’héritage, l’abrogation de la peine de mort ou la décriminalisation de l’homosexualité. Ces acteurs, en perpétuant la tradition du réformisme d’État, feignent d’oublier que ce même État, qu’ils veulent émancipateur et gardien d’une modernité fantasmée, protège les clans au pouvoir. Une protection qui s’exerce par le monopole de la violence économique et sociale exercée sur les classes les plus défavorisées. Les « modernistes » se positionnent ainsi sur le registre des valeurs et des principes non négociables et font fi du contexte historique, politique et anthropologique qui conditionnent la réception de ces principes, leur appropriation et la manière de les incarner.

Lire aussi Akram Belkaïd, « Femmes et héritage en Tunisie, l’échec d’une réforme », Le Monde diplomatique, août 2019.

S’ils réclament « la chute du régime », les autres candidats « antisystème », dont Kaïs Saëd (en arabe, les mots « système » et « régime » se traduisent tous deux par « nidham »), ont également fait campagne autour de l’importance de reconstruire l’État. Mais en se préoccupant moins des demandes d’égalité en droits que des demandes de « justice ». Dès lors, ils ont cherché à agréger toutes les revendications dont l’ennemi commun serait « l’oligarchie politique et économique » gouvernante. Leur objectif affiché est la reconstruction d’une « souveraineté nationale » garante de « la dignité nationale » de tous les Tunisiens (3). Outre l’affichage d’une radicalité dans le discours renouant avec les slogans de la révolution, ces candidats sont néanmoins incapables de présenter un vrai projet politique et économique alternatif. Peut-on alors les qualifier de « populistes » ?

Tous populistes ?

La réponse dépend de la conception que nous nous faisons de l’exercice du politique et du sens donné au mot « populiste ». S’il est coutume de diaboliser le populisme droitier qui ne cesse de se renforcer en Europe, il serait réducteur de le transposer sur ce qui se passe en Tunisie. Comme il existe plusieurs versions du populisme en Europe qui ne fédèrent pas les demandes insatisfaites du peuple de la même manière (4), la spécificité de l’expérience tunisienne tient à la manière dont s’est polarisé le débat entre le peuple et l’élite, le « nous » et le « eux ». Certains observateurs ont voulu assimiler le discours prôné par Kaïs Saïed et d’autres candidats comme MM. Seïfeddine Makhlouf ou Lotfi Mraïhi à du fascisme en raison de l’affirmation, dans leurs discours, de l’identité arabo-musulmane et de l’usage de la notion de peuple. Cette accusation n’est guère sérieuse, sauf à vouloir privilégier la rhétorique partisane. Le fascisme exprime classiquement une conception totalisante du monde où l’identité nationale est associée une doctrine du pouvoir sacralisé. De plus, l’appareil de l’État et l’armée, en sont les éléments essentiels, pour faire régner une discipline de fer, au nom de la tradition, ou d’un chef. On ne retrouve rien de cela dans les mouvements qui ont porté MM. Kaïs Saïed et Nabil Karoui à la tête de la compétition électorale.

Force est de constater que le peuple en question qui aurait voté pour l’un de ces deux candidats n’est pas unifié par une identité ou une volonté commune déjà donnée. Il est composé de plusieurs groupes sociaux hétérogènes qui ne sont pas forcément mobilisés par une idéologie particulière. « El-cha’ab » (le peuple) en question ici est la partie de la société qui se juge opprimée, qui s’est soulevée contre l’oligarchie le 17 décembre 2010 et qui essaie tant bien que mal de poursuivre le processus révolutionnaire. Si on écoute les discours médiatiques et politiques qui dominent l’espace public tunisien, force est de constater que cette catégorie du peuple ne se révolte jamais de la bonne manière… Une chose est sûre, ces élections doivent alerter les responsables politiques sur le fait que les affects des électeurs, leurs souffrances et leurs intérêts ne sauraient être ignorés. Ces électeurs ne peuvent plus subir le mépris que la classe gouvernante est prompte à déverser sur eux, comme sur toutes les catégories populaires, souvent traitées d’« ignorantes » car ne votant pas de la bonne manière.

Lire aussi « Une bouée providentielle », Le Monde diplomatique, avril 2019.

Le recours à un leader pour faire écouter les revendications révolutionnaires dans un même mouvement est d’abord symptomatique de l’incapacité des partis classiques de l’opposition existants à prendre en main l’affrontement démocratique contre la classe gouvernante. Cela étant, on peut s’interroger légitimement sur ce qu’il reste de ces mouvements de révolte du peuple contre les élites fédérés derrière un leader, une fois au pouvoir ? Que faire du leader une fois que la nouvelle hégémonie a enfin triomphé : le conserver au risque de l’autoritarisme, ou bien l’abandonner ? Les partis ne sont-ils pas, au contraire, malgré leur dysfonctionnements le lieu de l’élaboration d’une conscience politique qui dépasse l’unification fusionnelle (contre l’oligarchie) pour se convertir en un projet de société ?

Les réponses à ces questions sont largement tributaires de la réaction de la classe gouvernante actuelle quant à l’arrivée au pouvoir de l’un des deux candidats au second tour. Au-delà des péripéties juridiques liées à son emprisonnement, on relèvera qu’une bonne partie de cette classe gouvernante fait déjà campagne pour Nabil Karoui. Ce dernier semble pour elle le meilleur garant de ses intérêts et de ses libertés individuelles. Les réponses dépendront également de la capacité des partis d’opposition à se remettre en question. À ce sujet, les résultats des élections législatives qui doivent se tenir le 6 octobre restent encore largement imprévisibles. Devant l’émiettement de l’offre politique, la Tunisie court le risque d’une impossible majorité parlementaire et d’une instabilité politique problématique dans une région largement déstabilisée par les guerres et les mouvements révolutionnaires. L’avenir est imprévisible et c’est justement et paradoxalement, cette imprévisibilité qui pourrait permettre l’émergence d’un exercice politique capable de répondre aux attentes des peuples de la région.

Hèla Yousfi

(1Lire « Le coup de tonnerre et, demain, le tsunami », Kapitalis, 17 septembre 2019.

(2Lire « Tunisie. Il n’y aura pas de sauveur suprême », Orient XXI, 12 septembre 2019.

(3Lire « Utopique souveraineté pour les pays arabes ? », Les blogs du « Diplo », Horizons arabes, 12 février 2019.

(4Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, Albin Michel, 2018.

Partager cet article