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Souveraineté sanitaire

par Alain Garrigou, 20 mai 2021
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Ambrogio Lorenzetti. — « Allegoria ed effetti del Buono e del Cattivo Governo » (« Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement » — détail : « Effets du Mauvais Gouvernement dans la ville »), 1338-1339.

Dès ses débuts, la pandémie de Covid-19 a soulevé de nombreuses questions politiques qui, après avoir été maintenues en sourdine par l’urgence, vont à présent resurgir et croître. Sans préjuger de tout ce qui reste à découvrir quant à la gestion de la pandémie, on sait déjà tant de choses, et si dérangeantes, qu’il faut bien commencer. En prenant le risque d’explications approximatives et sans craindre de se tromper tant le bilan est accablant.

Si, comme l’a dit un ancien dirigeant politique respecté pour sa rigueur, «  gouverner c’est prévoir » (Pierre Mendès France), la politique se porte mal. Depuis l’épidémie de sida dans les années 1980, la crise de la vache folle, le SRAS, la grippe aviaire et autres menaces sanitaires, les experts étaient sûrs qu’une crise de bien plus grand ampleur, à l’instar de la grippe espagnole de 1918-1920, surviendrait dans un avenir plus ou moins proche. Il ne s’agissait pas d’un secret d’initiés mais d’une hypothèse crédible, présentée devant des parterres de journalistes internationaux. J’en ai été le témoin.

Lire aussi « Covid-19, et la vie bascula », Le Monde diplomatique, avril 2020.

La pandémie est arrivée fin 2019, a été reconnue très vite mais pas assez vite. La planète a été prise par surprise, en premier lieu les États. Les flottements politiques peuvent se comprendre partiellement. Si quelques gouvernements ont semblé hésiter et se fier à la régulation « naturelle » de l’immunité grégaire, la plupart ont renoncé et adopté une stratégie vaccinale. La découverte et la fabrication exceptionnellement rapide de vaccins les a confirmés dans ce choix. Il est vrai aussi que les politiciens ont vite été convaincus qu’ils risquaient trop gros à adopter le « laisser-faire » en matière de santé. Le « laisser-mourir » aurait provoqué des séquelles politiques inimaginables dès lors que les publics attendent de tous les pouvoirs, depuis des millénaires, qu’ils protègent leur vie. Boris Johnson a ainsi changé son fusil d’épaule en deux jours. Donald Trump, par vanité incommensurable, a misé sur l’ambiguïté mais a joué aussi la stratégie vaccinale — d’autant mieux que les « Big Pharma » sont essentiellement américaines. Jair Bolsonaro n’a pas changé, le dénuement du Brésil en matière de masques, tests et vaccins ne pouvant servir de circonstance atténuante.

Le moins qu’on puisse dire est que les gouvernements n’ont guère gouverné tant leurs pays ont été pris au piège des pénuries de biens vitaux. Quand on a su en France que des masques continuaient à être détruits au début de la pandémie, l’incurie n’a pas été seulement celle des politiques mais celle de l’administration et donc de l’État. Lequel s’est révélé d’une rare inefficacité avant de corriger péniblement, lentement et insuffisamment. Comment cela est-il possible ? Il suffit d’observer le dédale des administrations de la santé (13 au total) pour deviner l’incurie administrative. On sait les raidissements des responsables devant ce genre d’accusation : ils ont toujours de bonnes raisons. « Ils ont fait au mieux », « c’est la faute aux politiques », etc. On juge selon les résultats et, dans ces cas, le déni vient s’ajouter à la liste des fautes. On ne jugera pas les responsables politiques et encore moins les administrateurs en place depuis des décennies : ils sont pour certains décédés et, au rythme ordinaire de la justice, il n’y aurait plus aucun survivant quand l’affaire viendrait devant les tribunaux. Il importe avant tout de comprendre. Pour ne pas reproduire.

Lire aussi Jean-Michel Dumay, « Une justice au bord de l’implosion », Le Monde diplomatique, mai 2021.

Pénurie de masques, pénurie de tests, pénurie de vaccins. Comment peut-on reproduire ainsi les défaillances ? La santé est-elle un bien comme les autres qu’on peut laisser à l’économie de marché ? La réponse est affirmative et cela constitue sans doute le principal crime du capitalisme financier. On admet volontiers que l’armement soit une prérogative des États et que les normes de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ne s’y appliquent pas. Il en va de même pour l’industrie pharmaceutique. Croit-on sérieusement que les alliés le restent quand il s’agit de vie ou de mort ? De l’extérieur, on peut voir le nationalisme, de l’intérieur le patriotisme. En l’occurrence sanitaire. On reste un peu interloqué en apprenant que l’Union européenne va porter plainte contre Astra Zeneca pour non-respect des accords de fourniture de vaccin. Croyait-on sincèrement que cette entreprise allait respecter ses engagements si le gouvernement britannique le lui interdisait ?

Le juristes et les marchands restent remarquablement imperméables aux représentations d’un monde violent, arbitraire et égoïste. Eux sont adeptes du « doux commerce » de Montesquieu et non du « chacun pour soi » de Thomas Hobbes — comme si le relatif confort des pays riches et des classes aisées finissaient par abolir la lucidité. Telle la fée des contes pour enfants, la présidente de la Commission européenne fait remarquer que seule l’Europe exporte des vaccins quand les autres se les réservent. Indignation certes vertueuse mais attend-t-on de la vertu des responsables ?

L’idée de faire des vaccins anti-Covid un bien public mondial a été lancée dès le début de la pandémie. Avec de bons exemples. À la fin du XIXe siècle, l’Institut Pasteur envoyait ses chercheurs en Chine et dans des pays de l’empire britannique pour juguler la peste (lire « Le secret de la peste »). Le vaccin fut quant à lui distribué gratuitement jusqu’en Inde comme un bien public mondial sans qu’il soit besoin de le dire. Aujourd’hui, l’industrie pharmaceutique plaide en faveur de la logique du profit alors qu’elle a reçu des subventions colossales. Ce ne serait que justice, ce profit n’étant selon elle que la juste rétribution de sa capacité de recherche.

On pense évidemment à la France dont l’Institut Pasteur, un peu plus d’un siècle plus tôt, trouvait le remède à l’ancestral fléau de la peste ou encore découvrait le rétrovirus du sida dans les années 1980. Au regard de ses titres de gloire, son fiasco présent déclenchera-t-il un sursaut ? On n’a pas semblé très ému en apprenant comment les petites rivalités internes ont pu mener à une quasi sabotage de sa recherche. Des corrections en découleront-elles ? Quant à l’entreprise privée Sanofi, qui bénéficiait de la réputation d’être française, il fallut l’annonce qu’elle réserverait en priorité son futur vaccin aux États-Unis, son principal marché, pour balayer toutes les fariboles d’entreprises patriotes. On ne sait pas si l’entreprise pâtit du ridicule qu’a été son échec à produire son vaccin. Ces considérations n’affectent généralement pas les profits, les actions et les revenus mirobolants des dirigeants. Dans des sociétés d’honneur, certes archaïques, il y aurait eu des responsabilités engagées et des suicides. Les responsables ont des arguments à faire valoir comme le recul des crédits de recherche. En oubliant qu’ils ont eux-mêmes réduits leurs propres crédits et effectifs de recherche en préférant externaliser leurs coûts pour maximiser leurs profits. Il a fallu que le gouvernement allemand s’oppose au rachat par une multinationale américaine de BioNTech, en avance sur les nouveaux vaccins à ARN, pour que l’affaire se conclût par un partenariat.

Lire aussi Frédéric Pierru, Frédérick Stambach & Julien Vernaudon, « Les brevets, obstacle aux vaccins pour tous », Le Monde diplomatique, mars 2021.

Les gouvernements français se sont largement discrédités par leur vieille politique d’austérité qui place la France à la traîne des pays d’Europe quant à la part de PNB consacrée à la recherche. Cause probable d’une inculture scientifique actée depuis longtemps par le style des dirigeants français de formation juridique ou financière (les grands corps de l’État) et que la suppression de l’ENA ne suffira pas à corriger. L’État français brille par son incurie depuis plusieurs décennies. Au début de la Ve République, le général de Gaulle avait considérablement augmenté les crédits du CNRS — « sa danseuse », comme des esprits ironiques l’avaient moqué —, avant que George Pompidou, esprit littéraire s’il en était, stoppe les recrutements dès son élection à la présidence de la République. Le militaire que ne cessa jamais d’être le général de Gaulle plaçait manifestement la recherche en général parmi les sujets de souveraineté nationale. Peut-on imaginer que lors de la prochaine pandémie, notre pays et d’autres, à commencer par les plus pauvres, se retrouvent à nouveau aussi démunis, face à l’improvisation et au chacun pour soi nés de l’obéissance forcenée aux lois du libre-échange et des multinationales ? Après tout, les plus protectionnistes et égoïstes ont déjà répondu. Il faut donc réarmer. Pas la peine de nationaliser puisque cela serait considéré comme un crime par les instances transnationales du dogmatisme néolibéral ; mais recréer une recherche et une industrie publiques. Après tout, le cadre étatique national est encore là et semble même le seul possible. De combien de temps disposons-nous avant la prochaine pandémie ?

Alain Garrigou

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