La révélation de la 78e édition du festival d’Avignon, c’est lui. Tiziano Cruz, pour la première fois en France, dans le « In », au lycée Mistral. Artiste indigène de la région du Jujuy, au nord de l’Argentine, dont les langues du quotidien sont autant le quechua de sa communauté autochtone des hauts plateaux andins que l’espagnol dans la version néolibérale du capitalisme actuellement orchestrée par le président d’extrême droite, Javier Milei. Avec Soliloquio (me desperté y golpé mi cabeza contra la pared/je me suis réveillé et ai tapé ma tête contre le mur), créée en 2022, et Wayqeycuna (Mes frères), en 2024, deux volets d’une trilogie autobiographique qu’il entame en 2015, après la mort brutale de sa jeune sœur à l’hôpital, il produit un véritable choc esthétique et politique.
En 2019, Adios Matépac (Adieu père), la première pièce, replaçait cette disparition dans son contexte socio-politique. Se refusant à s’exprimer en espagnol, la langue coloniale qui recouvre la diversité culturelle de son pays et à laquelle elle ne voulait pas obtempérer, sa sœur avait perdu la vie par manque de soins. Ce mépris de race, de classe et de genre composera le fil rouge, sans cesse retissé, de ce triptyque puissant et dérangeant où il analyse l’invisibilité des corps indigènes : « Nous sommes migrant·es sur notre propre territoire. » En avril 2020, alors qu’il joue et affronte son deuil dans la solitude à Buenos Aires - il n’est pas rentré dans son village depuis six ans -, il est confiné de longs mois durant le covid et confronté à la menace de sa propre disparition et peut-être de celle du monde. Il écrit, sur cette période, 58 lettres à sa mère, nourrissant avec elle une nouvelle relation jusqu’à ce qu’elle ne soit à son tour emportée par le chagrin. Une trame existentielle dont il fait la matière vivante et enragée de sa performance.
Soliloquio (1) commence dans la rue, avec des musiciens et des comédiens amateurs issus d’associations tziganes et sud-américaines, parés d’atours traditionnels de fête, qui accompagnent Tiziano Cruz pour une parade étonnante dans les ruelles bondées d’Avignon, plombées par la chaleur. Silhouette d’adolescent, monté sur ressorts, infatigable, il est à la fois feu follet et chef de clan. Une introduction symbolique à partir de rencontres qu’il organise toujours en amont des spectacles amenant au plateau des spectateurs dont la concentration et l’écoute, rarement vues, ne déclineront pas. L’artiste, auteur, acteur, performeur queer se lance, sans pathos, sans même élever la voix, mais sur un ton qui ne laisse aucune place à la contestation, dans le récit de sa vie, de celle des siens et de tous les exclus des centres de décision et de pouvoir. Il analyse non seulement les ressorts de ce qu’il nomme la domination blanche mais fait le procès du monde de l’art, devenu selon lui élitiste, à mille lieux d’être accessible à tous, de par son coût et ses codes. La relation mise en place avant la représentation, ici auprès d’une communauté gitane à la périphérie d’Avignon, donne tout son sens à sa proposition artistique, partagée avec le public. Il ne s’agit plus seulement de l’écouter mais de penser avec lui.
Wayqeycuna (2), pour nous le volet le plus percutant, même si on ne peut détacher les séquences de la trilogie qui se répondent dans une histoire intime et collective, ne met pas un point final au récit mais le laisse en suspens. Il y déroule, encore et autrement, le même fil réflexif et reconfigure sa propre vie et celle des siens. Il en montre aussi des images. Lui-même, remontant le chemin rude et caillouteux qui mène au village. Le visage de son père, buriné par le soleil et la dureté de l’existence. L’absence de dents qui vient tordre la bouche des adultes comme des enfants. Tous à la même enseigne de la lutte pour la survie.
Au bout de ce bout du monde, les cimes des montagnes ont été conquises par une Église catholique qui se déclarait civilisatrice venue apporter sa bonne parole, aveugle au malheur de ceux qui triment sous la morsure du soleil ou la neige coupante. Le contraste entre cette parole aliénante et le langage artistique émancipé de Tiziano Cruz est saisissant. Il maîtrise toutes les conventions sonores et visuelles du dispositif de mise en scène qui vient sertir son récit. Chaque élément de décor, voiles évoquant aussi bien l’absence que la projection dans le futur, costume de danse ou de combat, un écran, une chaise, un socle… aucun n’est disposé au hasard. Tous composent une toile qui permet aussi bien d’aller vers la vérité de Tiziano que de s’interroger sur la sienne propre. Des compositions en forme de fleurs ou d’animaux en pain, réalisées la veille en atelier, des fruits, seront distribués aux spectateurs à la fin de Wayqeycuna.
On est impressionné par la puissance de l’œuvre et de l’artiste, sa capacité à s’accaparer des outils, a priori hors de sa portée en tant que pauvre et indigène, qu’il a acquis en quittant son village pour pouvoir se former (3), et qu’il transforme en engagement politique : « Ce que je veux mettre en avant ici, c’est la façon dont un peuple est capable de résister, en dépit de tout ».